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Mai 1429

1 - 2 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 8 et 9

1 mai :
e dimenche d'aprez, qui fut premier jour de may, celluy an mil quatre cens vingt neuf, se partist de la ville le bastart d'Orléans, pour aller à Bloys devers le conte de Clermont, le mareschal de Saincte Sévère, le seigneur de Rays, et plusieurs autres chevaliers, escuyers et gens de guerre.
  Celluy jour aussi chevaucha par la cité Jehanne la Pucelle, acompaignée de plusieurs chevalliers et escuiers, parce que ceulx d'Orléans avoient si grant volonté de la veoir qu'ilz rompoient presques l'uys de l'ostel où elle estoit logée ; pour laquelle veoir avoit tant grans gens de la cyté par les rues où elle passoit, que à grant peine y povoit on passer, car le peuple ne se povoit saouler de la veoir. Et moult sembloyt à tous estre grant merveille comment elle se povoit tenir si gentement à cheval, comme elle faisoit. Et à la vérité aussi elle se maintenoit aussi haultement en toutes manières, comme eust sceu faire ung  hommes d'armes, suivant la guerre dès sa jonnesse.
  Ce mesmes jour parla de rechef aux Angloys prez la Croix-Morin, et leur dist qu'ilz se rendissent leurs vies sauves tant seulement, et s'en retournassent de par Dieu en Angleterre, ou qu'elle les feroit courrouchez ; mais ilz luy  repondirent aussi villaines parolles que ilz avoient faizt des Tournelles l'autre foiz : pour quoy elle s'en retournat dedans Orléans.

                                                         

  Le lendemain dimanche, en cette année 1429, le premier jour de mai, le bâtard d'Orléans partit de la ville, pour aller à Blois vers le comte de Clermont, le maréchal de Sainte-Sévère, le seigneur de Rais, et plusieurs autres chevaliers, écuyers et gens de guerre.
  Ce jour-là aussi Jeanne la Pucelle chevaucha par la ville, accompagnée de plusieurs chevaliers et écuyers, parce que ceux d'Orléans avaient si grande volonté de la voir qu'ils rompaient presque la porte de l'hôtel où elle était logée. Il y avait pour la voir tant de gens de la cité que, par les rues où elles passait, on pouvait à grand'peine avancer, car le peuple ne pouvait se saouler de la voir. Cela semblait à tous une grande merveille, comment elle pouvait se tenir à cheval aussi gentement qu'elle le faisait,
et à la vérité elle se maintenait en toutes manières aussi hautement qu'aurait su faire un homme d'armes, suivant la guerre dès sa jeunesse.
  Ce même jour la Pucelle parla de nouveau aux Anglais près de la Croix-Morin, et leur dit de s'en aller sans autre condition que la vie sauve, et de s'en retourner, de par Dieu, en Angleterre, sans quoi elle les en ferait repentir ; mais il lui répondirent d'aussi vilaines paroles qu'ils l'avaient déjà fait des Tournelles; c'est pourquoi elle retourna dans Orléans.


                                                                            *
                                                                      *         *


2 mai :
  Le lundy, deuxiesme jour de may, se partist d'Orléans la Pucelle estant à cheval, et alla sur les champs visiter les bastilles et ost des Angloys ; aprez laquelle couroit le peuple à très grant foulle, prenant moult grant plaisir à la veoir et estre entour elle. Et quant eust veu et regardé à son plaisir les fortifficacions des Angloys, elle s'en retourna à l'église de Saincte Croix d'Orléans (1) dedans la cité, où elle oyt les vespres.


                                                         

  Le lundi, deuxième jour de mai, la Pucelle sortit d'Orléans à cheval, et alla en dehors des remparts visiter les bastilles et les positions de l'armée anglaise ; le peuple courait après elle en très grande foule, prenant très grand plaisir à la voir et d'être autour d'elle. Quand elle eut vu et regardé à son aise les fortifications des Anglais, elle s'en retourna à l'église de Sainte-Croix d'Orléans, dans la cité, et elle y entendit les vêpres.


                       

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4 mai :
  Le mercredy, quatriesme jour d'icelluy moys de may, saillit aux champs la Pucelle ayant en sa compaignie le seigneur de Villars et messire Fleurent d'Iliers, La Hire, Alain Giron (2), Jamet de Tilloy, et plusieurs autres escuiers et gens de guerre, estans en tout cinq cens combatans; et s'en alla au devant du bastart d'Orléans, du mareschal de Rays, du mareschal de Saincte Sévère, du baron de Coulonces (3), et de plusieurs autres chevalliers et escuiers, avecques autres gens de guerre habillez de guisarmes et mallez de plomb, qui amenoyent vivres, que ceulx de Bourges, Angiers, Tours, Blois, envoyoient à ceulx d'Orléans, lesquelz receurent en très grant joye en leur ville, en laquelle ilz entrèrent pardevant la bastille des Angloys, qui n'osèrent oncques saillir, mais se tenoient fort en leurs gardes.
  Et ce mesmes jour aprez midy, se partirent de la cité la Pucelle et le bastart d'Orléans, menans en leurs compaignies grans nombres de nobles, et environ quinze cens combatans, et s'en allèrent assaillir la bastille Sainct Loup (4), là où ilz trouvèrent très forte résistance, car les Angloys,
qui l'avoient moult fortiffiée, la deffendirent très vaillanment l'espasse de trois heures que l'assault dura très aspre, combien qu'en la fin la prindrent les Françoys par force, et tuèrent cens et quatorze Angloys, et en retindrent et amenèrent quarente prisonniers dedans leur ville ; mais avant abatirent, brûlèrent et démolirent du tout celle bastille, ou très grant couroux, dom-maige et desplaisir des Angloys. Partie desquelz estans à la bastille de Sainct Pouoir, saillirent à grant puissance durant celluy assault, voulans scourir leurs gens : dont ceulx d'Orléans furent advertiz par la cloche du beffroy, qui sonna par deux fois; par quoy le mareschal de Saincte Sévère, le seigneur de Graville, le baron de Coulonces et plusieurs autres chevalliers et escuiers, gens de guerre et citoyens, estans en tous six cens combatans, saillirent hastivement hors d'Orléans et se mirent aux champs en très belle: ordonnanche et bataille contre les Angloys ; lesquelz délessèrent leur entreprinse et le secours de leurs compaignons, quant ilz virent la manière des Françoys ainsi saillir hors et ordonnez en bataille, et s'en tournèrent dolens et courouchez dedans leur bastille, dont ilz estoient yssus en très grant haste. Mais nonobstant leur retour, se deffendirent de plus en plus ceulx de la bastille; combien que en la fin la prindrent les Françoys, ainsi que dit est.

                                                         

  Le mercredi, quatrième jour de ce même mois de mai, la Pucelle saillit aux champs, ayant en sa compagnie le seigneur de Yillars, messire Florent d'Illiers, La Hire, Alain Giron, Jamet du Tilloy, et plusieurs autres écuyers et gens de guerre, en tout cinq cents combattants. Elle alla au-devant du bâtard d'Orléans, du maréchal de Rais, du maréchal de Sainte-Sévère, du baron de Colonces, et de plusieurs autres chevaliers et écuyers, et d'autres gens de guerre, armés de guisarnes et de maillets de plomb, amenant les vivres que les habitants de Bourges, d'Angers, de Tours, de Blois, envoyaient aux habitants d'Orléans. Tous ces combattants furent reçus avec une grande joie dans la ville, où ils entrèrent en passant par devant la bastille des Anglais, qui n'osèrent sortir un instant, mais qui se tenaient prêts en leurs postes de garde.
  En ce même jour, après midi, la Pucelle et le bâtard d'Orléans partirent de la cité, menant en leur compagnie grand nombre de nobles et environ quinze cents combattants, et ils allèrent assaillir la bastille Saint-Loup. Ils y trouvèrent très forte résistance, car les Anglais, qui l'avaient beaucoup fortifiée, la défendirent très vaillamment l'espace de trois heures que l'assaut dura, très âpre. Enfin les Français l'emportèrent de vive force, et tuèrent cent quatorze Anglais, et en prirent et amenèrent dans la ville quarante prisonniers ; mais avant de se retirer, ils abattirent, brûlèrent et démolirent entièrement cette bastille, à la très grande peine, dommage et déplaisir des Anglais. Pendant l'assaut, une partie de ceux qui étaient à la bastille Saint-Pouair saillirent à grande puissance, dans le dessein de secourir leurs gens ; ceux d'Orléans en furent avertis par la cloche du beffroy qui sonna par deux fois ; au signal le maréchal de Sainte-Sévère, le seigneur de Graville, le baron de Colonces, plusieurs autres chevaliers et écuyers, gens de guerre et citoyens, en tout six cents combattants, saillirent à la hâte hors d'Orléans, et se mirent aux champs en très bel ordre de bataille à l'encontre des Anglais. Ceux-ci, quand ils virent les Français ainsi saillir en belle ordonnance, laissèrent leur entreprise de secourir leurs compagnons; ils rentrèrent dolents et en courroux dans leurs bastilles, dont ils étaient sortis en très grande hâte. Nonobstant leur retour, ceux de la bastille attaquée se défendirent avec encore plus d'acharnement, quoique les Français, ainsi qu'il a été dit, aient fini par l'emporter.


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5 mai :
  Le jeudy d'après, qui fut l'Ascension Nostre Seigneur, tindrent conseil la Pucelle, le bastart d'Orléans, le mareschal de Saincte Sévère et de Rays, le seigneur de Graville, le baron de Coulonges, le seigneur de Villars, le seigneur de Sainctes Trailles, le seigneur de Gaucourt, La Hire, le seigneur de Corraze, messire Denis de Chailly, Thibault de Termes (5), Jamet de Tilloy et ung cappitaine escoissois, appelé Canede (6) et autres cappitaines et chiefz de guerre, et aussi les bourgois d'Orléans, pour adviser et conclure ce qui estoit de faire contre les Angloys qui les tenoient assiégez. Pour quoy fut conclud qu'on assauldroit les Tournelles et boulevarts du bout du pont, combien que les Angloys les avoyent merveilleusement fortiffiées de choses deffensables, et de grant nombre de gens bien usitez en guerre. Et pour ce fut par les cappitaines commandé que chacun fut prest le lendemain au matin, et garni de toutes choses à faire assault ; auquel commandement fut bien obéy, car dès le soyr fut faict tant grant diligence, que tout fust prest le plus matin, et noncé à la Pucelle.
  Laquelle saillit hors d'Orléans, ayant en sa compaignie le bastart d'Orléans, les mareschaulx de Saincte Sevère et de Rays, le seigneur de Graville, messire Florent d'Illiers, La Hire, et plusieurs autres chevalliers et escuiers, et environ quatre mil combatans; et passa la rivière de Loire, entre Sainct Loup et la Tour neufve, et de prime face prinrent Sainct Jehan le Blanc, que les Angloys avoyent emparé et fortiffié. Et après se retirèrent en une petite ysle, qui est au droict de Sainct Aignan. Et lors les Angloys des Tournelles saillirent a grant puissance, faisans grans cris, et vindrent charger sur eulx très fort et de prez. Mais la Pucelle et La Hire, à tout partie de leurs gens, se joignirent ensemble et se frappèrent de tant grant forche et hardiesse contre les Angloys qu'ilz les contraignirent reculler jusques à leurs boulevers et Tournelles. Et de pleine venue livrèrent tel assaut au boulevart et bastille là près fortiffiez par les Angloys, au lieu où estoit l'église des Augustinst que ilz les prindrent par force, délivrans grant nombre de Françoys là prisonniers, et tuans plusieurs Angloys qui estoient dedans, et l'avoient deffendu moult asprement; tant que on y fist moult de beaulx faiz d'armes, d'une part et d'autre. Et le soir ensuivant fut par les Françoys mis le siège devant les Tournelles et les boulevars d'entour. Pour quoy ceulx d'Orléans faisoyent grant dilli-gence de porter toute la nuyt pain, vin, et autres vivres, aux gens de guerre tenans le siége.

                                                         

  Le lendemain jeudi, qui fut l'Ascension de Notre-Seigneur, fut tenu un conseil auquel assistèrent la Pucelle
, le bâtard d'Orléans, les maréchaux de Sainte-Sévère, de Rais, le seigneur de Graville, le baron de Colonces, le seigneur de Villars, le seigneur de Xaintrailles, le seigneur de Gaucourt, La Hire, le seigneur de Coarraze, messire Denys de Chailly, Thibaut de Thermes, Jamet du Tilloy, un capitaine écossais nommé Canède, d'autres capitaines et chefs de guerre, et aussi les bourgeois d'Orléans. Il s'agissait d'aviser et d'arrêter ce qu'il y avait à faire contre les Anglais qui les tenaient assiégés. Il fut conclu qu'on donnerait l'assaut aux Tournelles et au boulevard du bout du pont, quoique les Anglais les eussent merveilleusement fortifiés de tout ce qui pouvait les défendre, et d'un grand nombre de gens très expérimentés en guerre. Et pour cela les capitaines commandèrent que chacun fût prêt le lendemain, et muni de toutes choses propres à donner un assaut. Il fut bien obéi à ce commandement : dès le soir on fit si grande diligence que tout fut prêt au plus matin, et la Pucelle en fut avertie.
  Elle saillit hors d'Orléans, ayant en sa compagnie le bâtard d'Orléans, les maréchaux de Sainte-Sévère et de Rais, le seigneur de Graville, messire Florent d'Illiers, La Hire, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, environ quatre mille combattants; elle passa la rivière entre Saint-Loup et la Tour-Neuve, et de prime abord ils prirent Saint-Jean-le-Blanc dont les Anglais s'étaient emparés et qu'ils avaient fortifié. Ils se retirèrent ensuite en une petite île qui est en face de Saint-Aignan. Alors les Anglais des Tournelles saillirent à grande puissance, faisant de grands cris, et ils vinrent les charger très fort et de près ; mais la Pucelle et La Hire, avec une partie de leurs gens, se joignirent ensemble et se retournèrent contre les Anglais avec tant de force et de hardiesse qu'ils les contraignirent de reculer jusqu'à leurs boulevards et tournelles. De pleine venue ils livrèrent un tel assaut au boulevard et à la bastille que les Anglais avaient fortifiés tout près, au lieu où était l'église des Augustins, qu'ils s'en emparèrent de vive force, délivrant
grand nombre de Français qui y étaient détenus prisonniers, tuant plusieurs Anglais qui les avaient défendus très âprement, en sorte que, de part et d'autre, on y fit beaucoup de beaux faits d'armes. Le soir de cette journée les Français mirent le siège devant les Tournelles et les boulevards qui étaient tout autour; ce qui fit que, durant toute la nuit, ceux d'Orléans firent grande diligence pour porter pain, vin et autres vivres aux gens de guerre tenant le siège.


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6 mai :
  Le jour d'après au plus matin, qui fut samedy, sixiesme jour de may, assaillirent les Françoys les Tournelles et les boulevars et taudis que les Angloys y avoyent faiz pour les fortiffier. Et y eut mout merveilleux assault, durant lequel y furent faitz plusieurs beaux faiz d'armes, tant en assaillant que en deffendant, parce que Angloys y estoient grant nombre fort combatans, et garnis habondanment de toutes choses deffensables. Et aussi le monstrèrent ilz bien, car nonobstant que les Franchois les eschelassent par divers lieux moult espessement, et assaillissent de fronc, au plus hault de leurs fortifficacions de telle vaillance et hardiesse, qu'il sembloit à leur hardi maintien que ilz cuidassent estre immortelz : si les reboutèrent ilz par maintes fois et tresbuschèrent de hault en bas, tant par canons et autre traict, comme aux haches, lances, guisarmes, mailletz de plomb, et mesmes à leurs propres mains, tellement qu'ilz tuèrent que blecèrent plusieurs Françoys. Et entre les autres y fut blecée la Pucelle et frappée d'un traict entre l'espaule et la gorge, si avant qu'il passoit oultre : dont tous les assaillans furent mout dolens et courrouchez, et par expécial le bastart d'Orléans, et autres cappitaines qui vindrent devers elle, et luy dirent qu'il valloit mieulx laisser l'assault jusques au lendemain; mais elle les reconforta par moult belles et hardies parolles, les exortans d'entretenir leur hardiesse. Lesquelz ne la voulans croire délaissèrent l'assault, et se tirèrent arrière, voulans faire rapporter leur artillerie jusques au lendemain. Dont elle, fut très doulente, et leur dist : « En nom de Dieu vous entrerez bien brief dedans, n'ayez doubte, et n'auront les Angloys plus de force sur vous. Pour quoy repousez vous ung peu, beuvez et mengez. » Ce qu'ilz firent, car à merveilles lui obéissoyent. Et quant ilz eurent beu, elle leur dist : « Retournez de par Dieu à l'assault de rechef, car sans « nulle faulte les Anglois n'auront plus de force de eulx deffendre, et seront prinses leurs Tournelles et leurs boulevars. »
  Et ce dit, laissa son estandart, et s'en ala sur son cheval à ung lieu destourné faire oraison à Nostre Seigneur, et dist à ung gentilhomme estans là près : « Donnez vous garde, quant la queue de mon estandart sera ou touchera contre le boulevert. » Lequel luy dist ung peu aprez : « Jehanne, la queue y touche ! » Et lors elle luy respondit : « Tout est vostre, et y entrez ! » Laquelle parolle fut toust après congneue prophécie, car quant les vaillans chefz et gens d'armes estans demourez dedans Orléans virent que on vouloit assaillir de rechef, aucuns d'eulx saillirent hors de la cité par dessus le pont. Et parce que plusieurs arches estoyent rompues, ilz menèrent ung charpentier, et portèrent goutières et eschelles, dont ilz firent planches. Et voyans qu'elles n'estoient assez longues pour porter sur les deux boutz d'une des arches rompues, ilz joingnirent une petite pièche de boys à l'une des plus grans goutières, et firent tant qu'elle tint. Sur laquelle passa premier tout armé ung très vaillant chevalier de l'ordre de Rodes, dit de Sainct Jehan de Jhérusalem, appelé frère Nicole de Giresme (7), et à son exemple plusieurs autres aussi : qu'on dit [depuis] avoir esté plus miracle de Nostre Seigneur que autre chose, obstant que la goutière estoit merveilleusement longue et estroicte, et haute en l'air, sans avoir aucun appuy.
  Lesquelz passez oultre se boutèrent avecques leurs autres compagnons en l'assault qui dura peu deppuis; car si toust que ilz eurent recommancé, les Angloys perdirent toute force de povoir plus résister, et s'en cuidèrent entrer du boulevart dedans les Tournelles : combien que peu d'eulx se peurent sauver, car quatre ou cincq cens combatans qu'ilz estoient furent tous tuez ou noyez, exceptez aucun peu qu'on retint prisonniers, et non pas grans seigneurs, obstant que Glacidas, qui estoit cappitaine et mout renommé en faiz d'armes, le seigneur de Moulins (8), le seigneur de Pommins, le bailli de Mente (9), et plusieurs autres chevaliers banneretz et nobles d'Angleterre, furent noyez, parce que en eulx cuidans sauver le pont fondit soubz eulx : qui fut grant esbahissement de la force des Angloys, et grant dommaige des vaillans Françoys, qui pour leur rençon eussent peu avoir grant finance. Toutesfois firent ilz grant joye, et louèrent Nostre Seigneur de celle belle victoire qu'il leur avoit donnée ; et bien le debvoient faire, car on dit que celluy assault, qui dura depuis le matin jusques au soleil couchant, fut tant grandement assailly et deffendu, que ce fut ung des plus beaulx faiz d'armes qui eust esté faict long temps par avant. Et aussy fut miracle de Nostre Seigneur, faict à la requeste de sainct Aignan et sainct Evurtre, jadis évesques et patrons d'Orléans, comme assez en fut apparence, selon la commune oppinion, et mesmes par les personnes qui cellui jour furent amenez dedans la ville; l'ung desquelz certiffia que à luy et à tous les autres Angloys des Tournelles et boulevars sembloit, quant on les assailloit, qu'ilz véoyent tant de peuple que merveilles, et que tout le monde estoit là assamblé. Pour quoy tout le clergé et peuple d'Orléans chantèrent moult dévotement Te Deum laudamus, et firent sonner toutes les cloches de la cité, remercians très humblement Nostre Seigneur et les deux saincts confesseurs pour celle glorieuse consolacion divine ; et moult firent grant joye de toutes parts, donnans merveilleuses louenges à leurs vaillans deffendeurs, et par expécial et sur tous à Jehanne la Pucelle. Laquelle demoura celle nuyt, et les seigneurs, cappitaines et gens d'armes avecques elle, sur les champs, tant pour garder les Tournelles ainsi vaillanment conquestées, comme pour sçavoir se les Angloys du costé de Sainct Lorens sauldroyent point, voulans scourir ou venger leurs compaignons ; mais ilz n'en avoient nul vouloir.

                                                         

  Le jour suivant, au plus matin, sixième jour de mai, les Français assaillirent les Tournelles, les boulevards et les taudis (10) que les Anglais y avaient faits pour les fortifier. Il y eut un fort merveilleux assaut, durant lequel furent accomplis plusieurs beaux faits d'armes, tant par les assaillants que par les défendants. Il y avait grand nombre d'Anglais fort braves, munis abondamment de tous les moyens de défense. Ils le montrèrent bien : les Français avaient beau les écheler par divers endroits, en nombre très épais ; ils avaient beau les assaillir de front au plus haut de leurs fortifications, avec une telle vaillance et une telle hardiesse qu'il semblait à leur hardi maintien qu'ils se crussent immortels ; il les repoussèrent maintes fois, les précipitèrent de haut en bas, avec leurs canons et armes de trait, avec leurs lances, leurs guisarmes, leurs maillets de plomb, et même avec les mains, tellement qu'ils en tuèrent et blessèrent plusieurs (11). Entre les autres, la Pucelle y fut blessée et percée entre l'épaule et la gorge si avant que le trait passait outre. Tous les assaillants en eurent très grande douleur et chagrin, et spécialement le bâtard d'Orléans, et les autres capitaines. Ils vinrent vers elle, et lui dirent qu'il valait mieux laisser l'assaut jusques au lendemain; mais elle les réconforta par de très belles et hardies paroles, les exhortant de conserver leur hardiesse. Ne voulant pas la croire, ils délaissèrent l'assaut et se tirèrent en arrière, voulant faire rapporter leur artillerie jusqu'au lendemain. Elle en fut très affligée et leur dit : « En nom de Dieu, vous entrerez bientôt dedans, n'en ayez pas doute; et les Anglais n'auront plus de force sur vous. C'est pourquoi reposez-vous un peu, buvez et mangez. » Ce qu'ils firent ; car à merveille ils lui obéissaient. Quand ils eurent bu, elle leur dit : « Retournez de par Dieu derechef à l'assaut ; car sans nulle faute les Anglais n'auront plus la force de se défendre, et les Tournelles seront prises avec leurs boulevards. »
  Cela dit, elle laissa son étendard, et s'en alla sur son cheval en un lieu détourné faire oraison à Notre-Seigneur ; et elle dit à un gentil homme qui était tout près : « Donnez-vous garde (remarquez) quand la queue de mon étendard sera, ou touchera contre le boulevard. » Le gentilhomme lui dit un peu après : « Jeanne, la queue y touche », et elle lui répondit alors : « Tout
est vôtre, et y entrez ». Bientôt après, cette parole fut reconnue prophétie. Car lorsque les vaillants chefs et gens d'armes demeurés dans Orléans virent qu'on voulait donner un nouvel assaut, quelques-uns se précipitèrent de la cité pardessus le pont ; et, parce que plusieurs arches étaient rompues, ils menèrent un charpentier et portèrent des gouttières et des échelles dont ils firent planche. Voyant qu'elles n'étaient pas assez longues pour porter sur les deux bouts d'une des arches rompues, ils joignirent une petite pièce de bois à l'une des plus grandes gouttières, et firent si bien qu'elle tint. Un très vaillant chevalier, appelé Nicolas de Giresme, de l'ordre de Rhodes, dit de Saint-Jean de Jérusalem, passa le premier tout armé, et à son exemple plusieurs passèrent aussi. On a dit depuis que cela avait été miracle de Notre-Seigneur plus qu'autre chose, vu que la gouttière était merveilleusement longue et étroite, haute en l'air, sans avoir aucun appui. Une fois passés, ils se mirent, avec leurs compagnons, à pousser l'assaut qui depuis dura peu de temps ; car sitôt qu'il eut recommencé, les Anglais perdirent toute force pour continuer à résister, et ils songèrent à passer du boulevard dans les Tournelles. Peu d'entre eux purent se sauver, car de quatre ou cinq cents combattants qu'ils étaient, tous furent tués ou noyés, excepté un petit nombre qui lurent faits prisonniers et qui n'étaient pas grands seigneurs. Glacidas, qui était capitaine et fort renommé au fait des armes, le seigneur de Molins, le seigneur de Pommins, le bailli de Mantes, plusieurs autres chevaliers bannerets et nobles d'Angleterre se noyèrent. En se précipitant sur le pont pour se sauver, il arriva que le pont rompit sous leurs pas; ce qui fut grand ébahissement de la force des Anglais, et grand dommage pour les vaillants Français qui de leur rançon auraient pu avoir grandes finances. Toutefois ils tirent éclater grande joie, et louèrent Notre-Seigneur de la grande victoire qu'il leur avait donnée, et ils devaient bien le faire; car on dit que l'assaut qui dura depuis le matin jusqu'au soleil couchant, fut si grandement engagé et repoussé, que ce fut un des plus beaux faits d'armes accomplis depuis bien longtemps. Aussi ce fut un miracle de Notre-Seigneur fait à la requête de saint Aignan et de saint Euverte, jadis évêques d'Orléans, et maintenant ses patrons. C'était la commune opinion ; elle était regardée comme fort vraisemblable, même par les prisonniers (12) amenés. L'un d'eux certifia qu'il lui semblait à lui, et à tous les autres Anglais des Tournelles et des boulevards, il leur semblait, quand on les assaillait, qu'ils voyaient tant de peuple que merveille, et que tout le genre humain était rassemblé contre eux. Aussi tout le clergé et le peuple chantèrent dévotement Te Deum laudamus, et firent sonner toutes les cloches de la ville, remerciant pour cette glorieuse consolation divine Notre-Seigneur et les deux saints confesseurs ; ils firent de toutes parts de grandes manifestations de joie, donnant de merveilleuses louanges à leurs vaillants défenseurs, et spécialement, et par-dessus tous les autres, à Jeanne la Pucelle. Elle demeura aux champs (13) cette nuit, et les seigneurs, capitaines et gens d'armes demeurèrent comme elle, tant pour garder les Tournelles ainsi vaillamment conquises, que pour savoir si les Anglais de Saint Laurent ne sortiraient pas pour secourir ou venger leurs compagnons, mais ils n'en avaient nul vouloir.

   
  

                                                                            *
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7 mai :
  Ainçois le lendemain matin, jour dimenche et septiesme jour de may, celluy mesme an mil quatre cens vingt neuf, désemparèrent leurs bastilles, et si feirent les Angloys de Sainct Pouoir et d'ailleurs, et levans leur siége se mirent en bataille. Pour quoy la Pucelle, les mareschaulx de Saincte Sévère et de Rays, le seigneur de Graville, le baron de Coulonces, messire Florent d'Illiers, le seigneur de Corraze, le seigneur de Sainctes Trailles, La Hire, Alain Giron, Jamet du Tilloy, et plusieurs autres vaillans gens de guerre et cytoyens saillirent hors d'Orléans en grant puissance, et se mirent et rengèrent devant eulx en bataille ordonnée. Et en tel point furent très prez l'un de l'autre, l'espasse d'une heure entière sans eulx toucher. Ce que les Françoys souffrirent très envis, obtempérans au vouloir de la Pucelle, qui leur commanda et deffendit dès le commancement que, pour l'amour et honneur du sainct dimenche, ne commanchassent point la bataille n'assaillissent les Angloys; mais se les Angloys les assailloyent, qu'ilz se deffendissent fort et hardiement, et qu'ilz n'eussent nulle paour, et qu'ilz seroient les maistres. L'eure passée, se mirent les Angloys à chemin, et s'en alèrent bien rengez et ordonnez dedans Meung sur Loire, et levèrent et laissèrent totalement le siége, qu'ilz avoient tenu devant Orléans deppuis le douziesme jour d'octobre mil quatre cens vingt huyt jusques à cestui jour. Toutesfoiz ne s'en alèrent ilz ne n'emportèrent sauvement toutes leurs bagues, car aucuns de la garnison de la cité les poursuivirent et se frappèrent sur la queue de leur armée par divers assaulx, tellement qu'ilz gangnèrent sur eulx grosses bombardes et canons, arcs, arbalaistres et autre artillerie.
  Et celluy mesme jour, avoit ung augustin angloys confesseur du seigneur de Talbot, et qui pour luy gouvernoit ung sien prisonnier françoys moult vaillant homme d'armes, nommé le Bourg de Bar, qui estoit enferré des piez ; et pareillement le menoyt aprez les autres Angloys par dessoubz les bras, et tout le pas, obstant ce qu'il ne povoit aler autrement pour les fers. Lequel véant qu'ilz demouroient fort derrière, et con-gnoissant, comme subtil en faict de guerre, que les Angloys s'en aloient sans retour, contraignit par force celluy augustin à le porter sur ses espaulles jusques dedans Orléans, et ainsi eschappa sa rençon. Et si fut sceu par l'augustin beacoup de la convenue des adversaires, car il estoit fort famillier de Talbot.
D'autre part rentrèrent à grant joye dedans Orléans la Pucelle et les autres seigneurs et gens dormes, en la très grant exultacion de tout le clergé et peuple, qui tous ensemble rendirent humbles graces à Nostre Seigneur, et louanges très méritées, pour les très grans secours et victoires qu'il leur avoit données et envoyées contre les Angloys, anciens ennemys de ce royaume. Et quant vint après midy, messire Florent d'Illiers print congié des seigneurs et cappitaines, et autres gens d'armes, et aussi des bourgoys de la ville, et avecques ses gens de guerre par luy là amenez, s'en retourna dedans Chasteaudun, dont il estoit cappitaine, reportant grant pris, los et renommée des vaillans faiz d'armes par luy et ses gens faiz en la deffence et secours d'Orléans.

                                                         

  Tout au contraire, le lendemain matin, jour de dimanche, septième (14) jour de mai, en cette même année mil quatre cent vingt-neuf, ils délogèrent de leurs bastilles, et ainsi firent les Anglais de Saint-Pouair et des autres lieux; et tout en levant le siège, ils se mirent en ordre de bataille. Cela fut cause que la Pucelle, les maréchaux de Sainte-Sévère et de Rais, le seigneur de Graville, le baron de Colonces, messire Florent d'Illiers, le seigneur de Coarraze, le seigneur de Xaintrailles, La Hire, Alain Giron, Jamet du Tilloy, et plusieurs autres vaillants gens de guerre et citoyens, sortirent d'Orléans en grande puissance, et se placèrent et rangèrent devant eux, eux aussi en ordonnance de bataille. En cette disposition les deux armées furent très près l'une de l'autre, l'espace d'une heure entière, sans se toucher. Ce à quoi les Français se résignèrent à regret, pour obtempérer au vouloir de la Pucelle, qui dès le commencement, par amour et pour l'honneur du saint dimanche, leur en avait fait le commandement, leur défendant de commencer le combat, d'assaillir les Anglais ; mais si les Anglais les assaillaient, elle leur avait dit de se défendre fort et hardiment, de n'avoir aucune peur, et qu'ils seraient les maîtres. L'heure passée, les Anglais se mirent en chemin, et bien rangés et ordonnés s'en allèrent à Meung-sur-Loire, levant et abandonnant totalement le siège, qu'ils avaient tenu devant Orléans, depuis le douzième jour d'octobre mil quatre cent vingt-huit jusqu'à ce jour.  Toutefois en s'en allant ils ne purent pas sauver tous leurs bagages ; car quelques hommes de la garnison de la cité les poursuivirent, tombèrent par diverses attaques sur la queue de leur armée, leur enlevant grosses bombardes, canons, arcs, arbalètes et autre artillerie.
  Il y avait en ce jour un Augustin anglais, confesseur, du seigneur de Talbot, qui en son nom gouvernait un sien prisonnier français, très vaillant homme d'armes, nommé Le Bourg de Bar, qui avait les fers aux pieds. Il le menait à la suite des autres Anglais par-dessous le bras, tout au petit pas, vu qu'à cause des fers il ne pouvait pas aller autrement. Le prisonnier, voyant qu'ils restaient fort en arrière, et en homme entendu en fait de guerre, connaissant que les Anglais s'en allaient sans retour, contraignit par force l'Augustin à le porter sur ses épaules, jusque dans Orléans, échappant ainsi à la rançon. Par cet Augustin l'on sut beaucoup de ce qui était advenu aux Anglais ; car il était fort familier de Talbot. De leur côté la Pucelle, les autres seigneurs et gens d'armes rentrèrent en grande joie dans Orléans, à la très grande exultation de tout le clergé et du peuple. Tous ensemble rendirent à Notre-Seigneur très humbles actions de grâces, et louanges très méritées, pour les grands secours, et grandes victoires qu'il leur avait données et envoyées contre les Anglais, anciens ennemis de ce royaume.
Quand vint l'après-midi, messire Florent d'Illiers prit congé des seigneurs et capitaines, des autres gens d'armes et aussi des bourgeois de la ville ; et avec les gens de guerre qu'il avait amenés, retourna à Châteaudun dont il était capitaine, reportant grande estime, louange et renommée, pour les vaillants faits d'armes accomplis par lui et par ses gens à la défense et au secours d'Orléans.

   

                                                                            *
                                                                      *         *

8 mai :
  Et le lendemain s'en partit pareillement la Pucelle, et avecques elle le seigneur de Rays, le baron de Coulonces et plusieurs autres chevalliers, escuiers et gens de guerre, et s'en ala devers le roy luy porter les nouvelles de la noble besongne, et aussi pour le faire mectre sur les champs, afin d'estre couronné et sacré à Reins ainsi que Nostre Seigneur lui avoit commandé. Mais avant print congié de ceulx d'Orléans, qui tous pleuroient de joye, et moult humblement la remercioient et se offroient eulx et leurs biens à elle et à sa volenté. Dont elle les remercia très benignement, et entreprint à faire son sainct voyaige; car elle avoit faict et accomply le premier, qui estoit lever le siége d'Orléans. Durant lequel y furent faiz plusieurs beaux faiz d'armes, escarmouches, assaulx, et trouvez autres innume
rables engins, nouvelletez et subtilitez de guerre, et plus que longtemps par avant n'avoit esté faict devant nulle autre cyté, ville ne chasteau de ce royaume, comme disoient toutes les gens en ce congnoissans, tant Françoys comme Angloys, et qui avoient esté presens à les faire et trouver.

                                                         

  La Pucelle partit pareillement le lendemain, et avec elle le seigneur de Rais, le baron de Colonces et plusieurs autres chevaliers, écuyers et gens de guerre. Elle s'en alla devers le roi lui porter les nouvelles de la noble besogne, et aussi pour le faire mettre en campagne, afin d'être couronné et sacré à Reims. Mais avant son départ elle prit congé de ceux d'Orléans qui tous pleuraient de joie, et très humblement la remerciaient, et lui offraient leurs personnes et leurs biens pour en faire à sa volonté. Ce dont elles les remercia très modestement ; et elle entreprit son second voyage ; car elle avait fait et accompli le premier, qui était de lever le siège d'Orléans. Durant ce siège furent faits plusieurs beaux faits d'armes, escarmouches, assauts, et furent trouvés innumérables engins, nouveautés et subtilités de guerre, plus que long temps auparavant n'eût été fait devant nulle autre cité, ville ou château de ce royaume, ainsi que le disaient toutes les gens en ce connaissant, tant Français qu'Anglais qui les avaient vu accomplir et inventer.

                                                                            *
                                                                      *         *

8 et 9 mai :
  Celluy mesmes jour, et le lendemain aussi, firent très belles et solempnelles processions les gens d'église, seigneurs, cappitaines, gens d'armes et bourgoys estans et demourans dedans Orléans, et visitèrent les églises par moult grant devocion. Et à la vérité, combien que les bourgoys ne voulsissent, au commancement et devant que le siége fust assiz, souffrir entrer nulles gens de guerre dedans la cité, doubtans qu'ilz ne les voulsissent piller ou maistriser trop fort, toutesfois en lessèrent ilz aprez entrer tant qu'il y en vouloit venir, depuis qu'ilz congneurent qu'ilz n'entendoyent qu'à leur deffence, et se maintenoient tant vaillanment contre leurs ennemys. Et sy estoient avecques eulz très uniz pour deffendre la cité; et par ce les departoyent entre eulx, en leurs hostelz, et les nourrissoyent de telz biens que Dieu leur donnoit, aussi famillièrement comme s'ilz eussent esté leurs propres enfans.
  Peu de temps aprez, le bastart d'Orléans, le mareschal de Saincte Sévère, le seigneur de Graville, le seigneur de Courraze, Poton de Sainctes Trailles, et plusieurs autres chevalliers, escuiers et gens de guerre, dont il y en avoit partie portans guisarmes, là venuz de Bourges, Tours, Angiers, Bloys, et autres bonnes villes de ce royaume, se partirent d'Orléans; et alèrent devant Jargueau, où ilz firent plusieurs escarmouches, qui dureront plus de trois heures, pour veoir s'ilz le pourroyent assieger. Lesquelz congneurent qu'ilz ny pourroyent aincoires riens gangnier, pour l'eaue qui estoit haulte, qui ranplissoit les foussez. Et pour ce s'en retournèrent sauvement; mais les Angloys y furent fort dommagez, car ung vaillant chevalier d'Angleterre, appelé messire Henry Biset, lors cappitaine de celle ville, y fut thué, dont ilz feirent grant dueil.
  Lors que celles escarmousches se faisoient, feist tant la Pucelle qu'elle vint vers le roy. Devant lequel, si toust qu'elle le vit, elle se agenoulla moult doulcement, et en l'embrassant par les jambes luy dist : « Gentil dauphin, venez « prendre vostre sacre à Reins. Je suis fort aguillonnée que vous y allez, et ne faictes doubte, que en celle cité recevrez vostre digne sacre. » A laquelle le roy feist moult grant chiere, et si firent tous ceulx de la court, considérans l'onneste vie d'elle, et les grans faiz et merveilles d'armes faiz par sa conduicte. Pour quoy toust aprez, manda le roy les seigneurs, chefz de guerre, cappitaines et autres saiges de sa court; et tint plusieurs conseilz à Tours, pour sçavoir qu'il estoit de faire louchant la requeste de la Pucelle, qui requéroit tant affectueusement et instamment qu'il s'en tirast à Reins, et qu'il y seroit sacré. Sur quoy furent diverses oppinions, car les ungs conseilloyent qu'on alast avant en Normendie, et les autres qu'on tendist ainçoys prendre aucunes places principalles, estans sur la rivière de Loire. En fin le roy et trois ou quatre de ses plus privez s'estoient tirez à part, devisans entre eulx en grant secret, qu'il seroit bon, afin d'estre plus seurs, de sçavoir de la Pucelle ce que la voix lui disoit, et comment elle les asseuroit ainsi fermement. Mais ilz doubtoient luy en enquérir la vérité, de paour qu'elle n'en fust mal contante : ce qu'elle congnut par grâce divine; pour quoy elle vint devers eulx, et dist au roy : « En nom de Dieu, je sçay que vous pansez et voulez dire de la voix que j'ay oye, touchant vostre sacre, et, je vous diray, je me suis mise en oreson en ma manière acoustumée. Me complaingnoye de ce que on ne me vouloit pas croire de ce que je disoye, et lors la voix me dist : Fille, va, va, va, je seray en ton ayde, va. Et quant ceste voix me vient, je suis tant resjouye que merveilles. » Et en disant ces parolles, levoit les yeulx vers le ciel, en monstrant signe de grant exultacion.
  Ces choses ainsi oyes, fut de rechef le roy bien joyeulx, et par ce conclud qu'il la croiroit, et qu'il yroit à Reins ; mais toutesfoiz feroit avant prendre aucunes places estans sur Loire ; et pendant le temps qu'on mectroit à les prendre, assambleroit grant puissance des princes et seigneurs, gens de guerre et autres à luy obéissans. Pour quoy il fist son lieutenant général Jehan, duc d'Alençon, nouvellement délivré d'Angleterre, où il avoit esté prisonnier depuis la bataille de Vernueil jusques alors qu'il en estoit sailly, baillant partie de sa rançon, et pleiges et ostages pour le demourant, lesquels il acquitta depuis en brief ; et pour ce faire vendit partie de sa terre, tendant en recouvrer d'autre en aydant et secourant le roy son souverain seigneur, qui pour ce faire lui bailla grant nombre de gens d'armes et artillerie, luy commandant expressément qu'il usast et feist entièrement par le conseil d'elle. Et il le feist ainsi, comme cellui qui moult prenoit de plaisir à la veoir en sa compaignie ; et si faisoient les gens d'armes, et aussi ceulx du peuple, la tenans tous et réputans estre envoyée de Nostre Seigneur; et sy estoit elle. Par quoy le duc d'Alençon et elle et leurs gens d'armes prindrent congé du roy et se mirent sur les champs, tenans belle ordonnance. Et feirent tant que en tel estat entrèrent peu de temps aprez dedans Orléans, où ilz furent receuz à très grant joye de tous les citoyens, et sur tous les autres la Pucelle, de laquelle veoir ne se povoyent saouler.

                                                         

  Ce même jour, et le lendemain aussi, les gens d'Eglise, les seigneurs, capitaines, gendarmes et bourgeois qui étaient et demeuraient dans Orléans firent de très belles et solennelles processions, et visitèrent les églises avec très grande dévotion. Il est vrai qu'au commencement, et avant que le siège fût assis, les bourgeois ne voulaient souffrir l'entrée d'aucun homme d'armes dans la ville, par la crainte qu'ils ne voulussent les piller, ou trop fort les maîtriser. Toutefois dans la suite ils laissèrent entrer tous ceux qui voulurent venir, dès qu'ils connurent qu'ils ne voulaient que les défendre, et qu'ils se comportaient si vaillamment contre leurs ennemis. Ils étaient très unis avec eux pour défendre la cité ; ils se les partageaient entre eux, dans leurs maisons, et les nourrissaient des biens que Dieu leur donnait, aussi familièrement que s'ils avaient été leurs propres enfants.
  Peu de temps après la levée du siège, sortirent de la ville le bâtard d'Orléans, le maréchal de Sainte-Sévère, le seigneur de Graville, le seigneur de Coarraze, Poton de Xaintrailles, et plusieurs autres chevaliers,écuyers et gens de guerre, parmi lesquels plusieurs portaient des guisarmes, venus qu'ils étaient de Bourges, de Tours, d'Angers, de Blois, et d'autres bonnes villes du royaume. Ils allèrent devant Jargeau, où, durant plus de trois heures, ils firent plusieurs escarmouches pour voir s'ils pourraient l'assiéger. Ils connurent qu'ils ne pourraient y rien gagner, parce que l'eau était haute et remplissait les fossés. Ils s'en retournèrent donc sains et saufs, mais les Anglais y éprouvèrent de grands dommages ; car un vaillant chevalier d'Angleterre, du nom de Henri Biset, alors capitaine de la ville, y fut tué ; perte pour laquelle les Anglais menèrent grand deuil.
  Pendant qu'avaient lieu ces engagements, la Pucelle, poursuivant son chemin, arriva vers le roi. Sitôt qu'elle le vit, elle s'agenouilla très doucement devant lui, et en l'embrassant par les jambes, elle lui dit :« Gentil Dauphin, venez prendre votre sacre à Reims ; je suis fort aiguillonnée que vous y ayez ; n'ayez aucun doute qu'en cette cité vous recevrez votre digne sacre ». Le roi lui fit très grand accueil ; et ainsi le firent tous ceux de sa cour, en considération de son honnête vie, et des grands faits et merveilles d'armes, réalisés sous sa conduite. Bientôt après le roi manda les seigneurs, les chefs de guerre, les capitaines et les autres sages de sa cour ; et il tint plusieurs conseils à Tours pour savoir ce qu'il y avait à faire, touchant la requête de la Pucelle, qui demandait si affectueusement et si instamment qu'il se dirigeât vers Reims, assurant qu'il y serait sacré. Sur quoi les opinions furent diverses. Les uns conseillaient qu'on allât auparavant en Normandie ; les autres que l'on commençât par prendre quelques-unes des principales places des rives de la Loire. Enfin le roi, et trois ou quatre de ses conseillers les plus intimes, s'étant tirés à part, devisaient entre eux en grand secret, qu'il serait bon pour plus de sûreté de savoir de la Pucelle ce que la voix lui disait, et d'où lui venait tant de fermeté dans ses assurances ; mais ils craignaient de s'enquérir auprès d'elle de la vérité, de peur qu'elle en fut mécontente. Elle le connut par grâce divine : c'est pourquoi elle vint devers eux et dit au roi : « En nom de Dieu, je sais ce que vous pensez, et ce que vous voulez dire de la voix que j'ai ouïe, touchant votre sacre. Je vous le dirai ; je me suis mise en oraison en ma manière accoutumée, et je me complaignais de ce que l'on ne voulait pas me croire de ce que je disais, et alors la voix me dit : « Fille (15), va, va, va ; je serai en ton aide » ; et quand cette voix me vient, je suis tant réjouie que c'est merveille. » Et en disant ces paroles, elle levait les yeux au ciel, en montrant des signes de grande exultation.
  Après cette manifestation, le roi fut de nouveau bien joyeux, et il en conclut qu'il la croirait et qu'il irait à Reims ; mais toutefois qu'auparavant il ferait prendre quelques places des bords de la Loire. Pendant le temps qu'on mettrait à les prendre, il assemblerait grande puissance de princes, de seigneurs, de gens de guerre et d'autres, parmi ceux qui lui obéissaient. A cette fin il créa son lieutenant général, Jean, duc d'Alençon, nouvellement délivré des mains des Anglais, dans lesquelles il avait été prisonnier, depuis la bataille de Verneuil jusqu'alors qu'il venait d'en sortir. Il avait payé partie de sa rançon, et avait donné des gages et des otages pour le reste ; il s'était acquitté depuis, en peu de temps, en vendant pour cela une partie de ses terres. Il tendait à en recouvrer d'autres en aidant et secourant le roi son souverain seigneur, qui pour ce faire lui donna grand nombre de gens d'armes et beaucoup d'armes de guerre, et mit en sa compagnie la Pucelle, en lui commandant expressément de se conduire et de faire entièrement par son conseil. Et il le fit ainsi, étant celui qui prenait le plus de plaisir à la voir en sa compagnie ; et aussi le faisaient les gens d'armes, et encore les hommes du peuple, tous la tenant et la réputant envoyée par Notre-
Seigneur ; et ainsi était-elle. C'est pourquoi le duc d'Alençon, la Pucelle et leurs gens d'armes prirent congé du roi, et se mirent aux champs, tenant belle ordonnance. En cet état, ils entrèrent peu de temps après à Orléans, où ils furent reçus à la très grande joie de tous les citoyens, et sur tous les autres la Pucelle, qu'ils ne pouvaient se rassasier de voir.

                                                 


Source : édition MM. Paul Charpentier et Charles Cuissard - 1896
Mise en Français plus moderne : J.B.J. Ayroles (La vraie Jeanne d'Arc - t.III)

Illustrations : "La grande histoire illustrée de Jeanne d'Arc" - H.Debout - 3° éd.

Notes :
1 L'église cathédrale d'Orléans est dédiée à la sainte Croix, et la fête patronale est fixée au 3 mai, jour de l'Invention de la Croix. La Pucelle assistait aux premières vêpres de la solennité. Il y eut une procession où l'on porta la Vraie Croix. (Ayroles)

2 Capitaine breton.

3 Le baron de Coulonces, seigneur normand, se nommait Jean de La Haye. Fils d'un chevalier du même nom, qui périt, en 1426, à Pontorson, il fat fait lai-même chevalier à Patay.

4 Cf. le récit de Guillaume Girault.

5 Thibaut d'Armignac, dit de Termes, écuyer d'écurie du roi, bailli de Chartres.

6 Canéde, sir Hugues de Kennedy, capitaine écossais au service du roi de France, « ... pour vi pintes et choppine de vin présentées à Canède le VIe jour de may derrenier passé, vi s. vi d. p. » (Comptes de commune 1428-1430, 14e mand., id., 16e mand.)

7 Nicole de Giresmes, chevalier, commandeur de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.

8 Le seigneur de Moulins, Guillaume de Molins; le seigneur de Pommins, Richart Ponyngs.

9 Le bailli de Mantes était Thomas Giffart.

10 Taudis : constructions.

11 Dans ses interrogatoires, la Pucelle avoue cent blessés.

12 Le texte de Quicherat porte personnes, ainsi que l'édition de 1576, mais on lit prisonniers dans le manuscrit.

13 Erreur, elle rentra en ville.

14 Huitième et non septième comme porté dans les manuscrits.

15 Quicherat observe justement que la leçon véritable est «fille de Dieu», et que la scène se passait à Loches.




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