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Jeanne
d'Arc par Henri Wallon - 5° éd. 1879
Appendice
35 : La mission de Jeanne d'Arc |
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J'ai donné les textes qui me paraissent déterminer avec
précision le grand objet et le vrai sens de la mission de
Jeanne d'Arc. Deux critiques fort distingués ont discuté
mon opinion à cet égard : MM. du Fresne de Beaucourt
(Correspondance littéraire, 25 avril 1860), et le P. Gazeau (Etudes religieuses, historiques et littéraires, septembre
1860), et ce dernier a repris la question en deux autres
articles sur la mission de Jeanne d'Arc, mars-avril 1862,
janvier-mars 1866.
J'ai tenu compte de leurs observations sur des points de
détail où ma pensée avait pu n'être pas bien comprise ;
mais il m'est impossible de m'y rendre sur ce qui est le
fond même de l'affaire, à savoir, l'objet final de la mission :
l'expulsion des Anglais. Sur ce point-là, je n'en puis croire
que la parole de Jeanne, et, de peur qu'il n'y ait eu parmi
ses contemporains, comme parmi nous, différentes manières
de les entendre, je les vais prendre là où je les trouve sans
intermédiaire ni interprétation: dans les actes authentiques.
C'est là que j'appelle la discussion.
Que font les deux critiques de la déclaration de Jeanne
dans sa lettre aux Anglais ? M. du Fresne de Beaucourt dit
que, de son aveu, elle ne savait alors ni A ni B, et il pense
peut-être de ce message ce qu'il dit expressément de la
lettre aux habitants de Reims (1): qu'elle a été écrite sous la
dictée des seigneurs qui poussaient aux aventures (des
seigneurs qui avaient peur de la mener droit à Orléans !)
A mon avis, nul document n'exprime mieux et plus sûrement
la pensée de Jeanne; nul ne porte plus nettement
et plus glorieusement son nom. Et quant à ne savoir ni A
ni B, elle le confesse, sans aucun doute, mais elle ne croyait pas que cela fît rien à l'affaire : « Messire, disait-elle,
a un livre ou nul clerc n'a jamais lu, si parfait qu'il soit en
cléricature. » Elle ne savait ni A ni B ; mais, pour le moins,
savait-elle bien elle-même ce pour quoi elle était envoyée
de Dieu : et c'est là, ni plus ni moins, ce qu'elle déclare
quand elle dit dans sa lettre : « Je suis cy venue de par
Dieu pour vous bouter hors de toute France. » Tous les
textes que M. du Fresne de Beaucourt a accumulés dans un
nouvel article sur Jeanne d'Arc et sa mission (Revue des
questions historiques, 1er octobre 1867, p. 383 et suiv.), ne peuvent prévaloir contre cette déclaration capitale qui
est en parfait accord avec toute la conduite de Jeanne
d'Arc, et avec les faits accomplis, sainement entendus,
puisque le résultat incontestable de la mission de Jeanne
d'Arc a été, comme nous le verrons, l'expulsion des Anglais.
Le P. Gazeau, qui range dans le camp des juges de Rouen
les « historiens contemporains » qui ne bornent pas la mission
de Jeanne d'Arc à la délivrance d'Orléans et au sacre
de Reims, se tire bien aisément d'affaire au sujet des déclarations
authentiques de Jeanne d'Arc. Il ne cite point
dans leur entier les mots de la lettre aux Anglais : « Je suis
cy venue de par Dieu pour vous bouter hors de toute
France ; » il se borne à dire qu'elle les menace de les
bouter hors de toute France. (Etudes religieuses, mars avril 1862, p. 175.) Et quant à la réponse de Jeanne, le
2 mai, à ses juges qui la pressaient de quitter l'habit
d'homme : « Quand j'aurai fait ce pourquoi je suis envoyée
de par Dieu, je prendrai habit de femme, » il n'y
voit qu'une « illusion suggérée par la nature et permise
par une maternelle condescendance de ses voix. » (Études
religieuses, etc., janvier-mars, 1866, p. 337; cf. mars avril
1862, p. 177.) Lorsqu'on rapporte ces déclarations de
Jeanne sur « ce pourquoi elle est envoyée de Dieu » à une
illusion, a-t-on bien le droit de ranger les autres du côté
des juges de Rouen ?
Hâtons-nous de dire que je n'y relègue pas le P. Gazeau
davantage. Personne ne croit plus que lui à la sainteté de
Jeanne d'Arc : mais personne n'a jamais imaginé de défendre
sa mission en attribuant ce qu'elle en dit à de fausses suggestions de sa nature ; personne n'a cru défendre
le caractère sacré de ses voix en parlant de leur condescendance
maternelle pour une croyance déclarée une
erreur; et l'on a plus d'une raison d'être choqué de cette
phrase : « Cette fille si pieuse, douce, d'un bon sens exquis,
devait pourtant, par suite de son illusion, faire à Rouen
une chute non moins déplorable que celle de Beaurevoir »
(art. de 1866, p. 329). J'aime mieux rappeler le P. Gazeau à ce qu'il dit en termes excellents du procès de condamnation
de Jeanne d'Arc, et finir ce débat en répétant avec
lui: « Nous consentons à n'avoir pas d'autres pièces pour
nous prononcer sur la mission de Jeanne d'Arc. Si son
témoignage tel qu'il y est exposé si clair en lui-même,
tant de fois réitéré, entouré de garanties si nombreuses, si
inviolables, rendu incontestable par les contradictions
mêmes des juges, si ce témoignage ne donne pas le dernier
mot de sa mission, nous osons le dire à ceux qui le récusent
: il n'y a plus pour eux rien de certain, non-seulement sur la mission mais encore sur toute la vie extraordinaire
de la Pucelle d'Orléans » (art. de 1862, p. 183). C'est à ce
sage avis que je me conforme. Ces paroles trouveront je
pense leur pleine justification dans ce que j'aurai à dire sur
l'attaque de Paris et la prise de Jeanne à Compiègne : deux événements qui me donneront occasion de répondre aux
arguments que l'on en a voulu tirer contre la divinité de
sa mission. (Voy. p. 301, 338, et ci-après, n°45, p. 436.)
Source
: Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879.
Notes :
1 Le règne de Charles VII, d'après M. Henri Martin, p. 61, note 3.
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