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Procès
de réhabilitation
Déposition
de frère Seguin |
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Frère Seguin, fils de Seguin, professeur de
sacrée théologie, de l'ordre des Frères prêcheurs,
doyen de la Faculté de théologie de Poitiers, âgé
de soixante et dix ans environ. Le 14 mai, cité d'office
par messeigneurs les juges, pour plus ample information de leur
part, il a prêté serment; et interrogé sur les
quatre premiers articles, spécialement sur la connaissance
personnelle qu'il a eue de Jeanne, il a déposé ainsi
qu'il suit sous la foi de son serment :
Avant d'avoir connu Jeanne de vue, j'avais entendu maître
Pierre de Versailles, professeur de sacrée théologie,
mort depuis évêque de Meaux, raconter qu'il tenait
de certains hommes d'armes que lorsque Jeanne venait vers le roi,
ils s'étaient postés sur sa route et s'étaient
mis en embuscade dans l'intention de la prendre et de la dévaliser,
elle et tous ceux qui l'accompagnaient; mais au moment de l'exécution,
ils avaient été dans l'impuissance de se mouvoir du
lieu où ils étaient postés, et Jeanne et sa
suite avaient ainsi continué leur route sans empêchement.
C'est à Poitiers que je la vis pour la première
fois. Le conseil du roi était réuni dans la maison
d'une dame nommée La Macée à Poitiers : parmi
les conseillers se trouvait le seigneur archevêque de Reims,
pour lors chancelier de France. J'y fus mandé, moi qui vous
parle, ainsi que les maîtres Jean Lombard, professeur de sacrée
théologie dans l'université de Paris, Guillaume Le
Marié, chanoine de Poitiers, bachelier en théologie,
Guillaume Aymeric, professeur de sacrée théologie,
de l'ordre des Frères prêcheurs, frère Pierre
Turelure (1), maître Jacques Maledon,
et plusieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Il nous
fut dit que nous étions mandés de la part du roi pour
interroger Jeanne, et faire un rapport au conseil royal sur ce qu'il
nous semblait de la jeune fille. Nous fûmes, à l'effet
de l'examiner, adressés à la maison de Jean Rabateau,
à Poitiers, où elle était logée.
Nous y étant rendus, nous fîmes plus d'une question
à Jeanne. Entre autres, maître Jean Lombard lui demanda
pourquoi elle était venue, le roi étant très
désireux de savoir le motif qui l'avait conduite jusqu'à
lui. Elle répondit, avec un ton plein de grandeur, qu'étant
à la garde du bétail, une voix lui était apparue,
lui disant que Dieu avait grande pitié du peuple de France,
et qu'il fallait qu'elle, Jeanne, vînt en France. A cette
communication elle s'était mise à pleurer; et la voix
lui dit alors d'aller à Vaucouleurs, qu'elle y trouverait
un capitaine qui la conduirait en France sûrement, et l'amènerait
jusqu'au roi ; de ne pas hésiter. C'était ce qu'elle
avait fait; et elle était venue jusqu'au roi sans obstacle.
Maître Guillaume Aymeric lui fit cette difficulté
: Tu nous dis d'après ta voix que Dieu veut délivrer
le peuple de France de ses calamités. S'il veut le délivrer,
il n'a pas besoin d'hommes d'armes. Elle répondit : «
En nom Dieu, les gens d'armes batailleront et Dieu donnera la
victoire. » Réponse dont maître Guillaume
fut content.
Je lui demandai quelle langue parlait sa voix. Une
langue meilleure
que la vôtre,
me répondit-elle. Je parle limousin. Je lui demandai encore
si elle croyait en Dieu ? « Oui certes, repartit-elle,
et mieux que vous. » Je lui dis alors que Dieu ne voulait
pas qu'on ajoutât foi à sa parole, si elle ne donnait
pas d'autre preuve qu'elle méritait créance, et que
nous ne conseillerions pas au roi sur son simple dire de lui confier
des hommes d'armes et de les mettre en péril. Elle répondit
: « En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers
pour faire signes; mais conduisez-moi à Orléans et
je vous montrerai les signes pour lesquels je suis envoyée.
» Elle demanda qu'on lui donnât des gens, le nombre
qu'il semblerait, et qu'elle irait à Orléans.
Je l'ai entendue me dire et dire à l'assistance
quatre choses alors à venir, et réalisées dans
la suite : que les Anglais seraient anéantis, que le siège
alors devant Orléans serait levé, et que la ville
serait délivrée de la présence des Anglais,
après toutefois qu'elle leur aurait fait une sommation préalable.
Elle a dit secondement que le roi serait sacré à Reims,
troisièmement que la ville de Paris rentrerait dans l'obéissance
du roi, et que le duc d'Orléans reviendrait d'Angleterre.
Toutes choses dont j'ai vu l'accomplissement (2).
Rapport de tout fut fait au conseil du roi, et nous fûmes
d'avis qu'attendu l'imminence du besoin et du péril dans
lequel se trouvait Orléans, le roi pouvait s'aider de la
jeune fille et l'envoyer à Orléans.
Moi qui vous parle et les autres commissaires, nous nous
enquîmes de sa vie et de ses moeurs, et nous constatâmes
qu'elle était bonne chrétienne, vivant en bonne catholique,
et qu'on ne la surprenait jamais oisive. Pour plus sûre information
de sa conduite, on mit autour d'elle des femmes qui faisaient part
au conseil de ses actes et de ses façons d'agir.
Je crois que Jeanne a été envoyée
de par Dieu, vu que le roi et ceux de son parti avaient perdu tout
espoir ; bien plus, tous pensaient à se retirer. Je me rappelle
bien qu'il fut demandé à Jeanne pourquoi elle portait
une bannière ; elle ne voulait pas, dit-elle, user de son
épée, ni donner la mort à personne.
J'ajoute que Jeanne se courrouçait très fort
quand elle entendait jurer en vain le nom de Dieu; elle avait en
horreur ces sortes de jureurs. Elle disait à La Hire, qui
avait l'habitude de jurer beaucoup et de renier Dieu, de ne plus
jurer désormais, et, quand il serait tenté de renier
Dieu, de renier son bâton (4);
et dans la suite, La Hire, quand il était en présence
de Jeanne, reniait son bâton.
Je ne sais pas autre chose.

Frater Seguinus Seguini, sacræ
theologiæ professor, ordinis Fratrum Prædicatorum, decanus
Facultatis theologiæ in Universitate Pictavensi, ætatis
LXX annorum, vel circiter ; die xiv. mensis maii, ex officio dominorum
judicum, et pro eorumdem dominorum informatione pleniori, juratus,
interrogatus et examinatus.
Et primo, super contentis in I., II., III. et IV. articulis
articulorum in hac causa productorum, maxime super notitia quam
ipse testis habuit de dicta Johanna, dicit et deponit, ejus medio
juramento, se scire ea quæ sequuntur : videlicet quod, antequam
de eadem Johanna habuisset notitiam, jam audiverat dici a
magistro Petro de Versailles, sacræ theologiæ professore,
tempore sui obitus episcopo Meldensi, quod ipse, loquendo de ipsa
Johanna, audiverat dici quibusdam armatis qui obviaverant eidem
Johannæ quando veniebat erga regem, et qui se posuerant in
insidiis ad capiendum eamdem Johannam, et eam cum societate deprædandum,
ut, quum crederent hoc facere, non potuerant se movere a loco in
quo erant, et sic recesserat ipsa Johanna cum sua societate, sine
impedimento.
Dicit quod primo eam vidit in villa Pictavensi ; et erat
tunc Consilium regis congregatum in domo cujusdam cognominatæ
La Macee, in dicta villa Pictavensi, et inter illos de Consilio
erat dominus archiepiscopus Remensis, tunc cancellarius Franciæ.
Et mandaverunt loquentem, magistros Johannem Lombart sacræ
theologiæ professorem in universitate Parisiensi, Guillelmum
Le Maire (3) canonicum Pictavensem,
baccalarium in theologia, Guillelmum Aymerici, sacræ theologiæ
professorem, ordinis Fratrum Prædicatorum, fratrem Petrum
Turrelure, magistrum Jacobum Maledon, et plures alios de quibus
non recordatur ; eisdemque dixerunt quod erant mandati ex parte
regis ad interrogandum eamdem Johannam, et
ad referendum Consilio regis quid sibi de ea videretur ; et miserunt
eos ad domum magistri Johannis Rabateau, in villa Pictavensi, in
qua ipsa Johanna erat hospitata, ut eam examinarent. Et , quum ibidem
applicuerunt, eidem Johannæ fecerunt plures quæstiones,
et inter alias quæstiones, magister Johannes Lombart interrogavit
eam quare venerat, et quod rex bene volebat scire quid moverat eam
ad veniendum versus regem ; et ipsa respondit magno modo quod, ipsa
custodiente animalia, quædam vox sibi apparuit, quæ
sibi dixit quod Deus habebat magnam pietatem de populo Franciæ,
et quod oportebat quod ipsa Johanna veniret ad Franciam. Quæ,
hocaudito, inceperat lacrimari ; et tunc vox sibi dixit quod iret
apud Valliscolorem, et quod ibidem inveniret quemdam capitaneum,
qui eam secure duceret ad Franciam et apud regem, et quod non dubitaret
; et quod ita fecerat, quodque venerat apud regem, sine quocumque
impedimento. Et magister Guillelmus Aymerici eam interrogavit :
« Tu dixisti quod vox dixit tibi quod Deus vult liberare populum
Franciæ a calamitate in qua est. Si vult eum deliberare, non
est necessarium habere armatos. » Et tunc ipsa Johanna respondit
: « En nom Dieu, les gens d'armes batailleront et Dieu
donnera victoire. » De qua responsione ipse magister Guillelmus
fuit contentus.
Ipse autem loquens interrogavit eam quod idioma loquebatur
vox eidem loquens : quæ respondit quod melius idioma quam
loquens, qui loquebatur idioma Lemovicum. Et iterum eam interrogavit
si crederet in Deum : quæ respondit quod sic, melius quam
loquens. Et tunc loquens dixit eidem Johannæ quod Deus nolebat
quod crederetur sibi, nisi aliud appareret, propter quod videretur
eidem esse credendum, et quod non
consulerent regi quod ad suam simplicem assertionem
traderentur sibi gentes armorum, et ponerentur in periculo, nisi
aliud diceret. Quæ respondit : « En nom Dieu, je
ne suis pas venue à Poictiers pour faire signes ; sed ducatis
me Aurelianis ; ego ostendam vobis signa ad quæ ego sum
missa ; » et quod traderentur sibi gentes, cum tanta quantitate
quanta videbatur eisdem ; et quod iret Aurelianis. Et tunc dixit
loquenti et aliis adstantibus quatuor quæ adhuc erant ventura,
et quæ postmodum evenerunt. Primo, dixit quod Anglici essent
destructi, et quod obsidio ante villam Aurelianensem exsistens levaretur,
et villa Aurelianensis ab ipsis Anglicis liberata evaderet ; ipsa
tamen perprius eos summaret. Dixit secundo quodrex consecraretur
Remis. Tertio quod villa Parisiensis redderetur in obedientia regis
; et quod dux Aurelianensis rediret ab Anglia. Quae omnia ipse loquens
vidit compleri. Et ista omnia retulerunt Consilio regis, et fuerunt
opinionis quod, attenta necessitate eminenti et periculo in quo
erat villa Aurelianensis, rex poterat de ea se juvare, et eam mittere
Aurelianis.
Inquisiverunt etiam loquens et alii commissi de vita
et moribus ipsius Johannæ, et invenemnt quod ipsa erat bona
christiana, et quod vivebat catholice, et quod nunquam inveniebatur
otiosa. Et ad sciendum melius de ejus conversatione, fuerunt sibi
traditæ mulieres, quæ Consilio referebant gestus suos
et modos. Et credit ipse loquens quod ipsa Johanna fuerit a Deo
missa, attento quod rex et incolæ suæ obedientiæ
nullam habebant spem ; imo omnes credebant recedere. Et bene recordatur
quod ipsa Johanna fuit interrogata quare ferebat vexillum : quæ
respondit quod nolebat uti ense suo, nec volebat quemquam interficere.
Dicit etiam ipse loquens quod ipsa Johanna erat multum
irata quando audiebat jurare nomen Domini in vanura, et abhorrebat
taliter jurantes ; nam ipsa Johanna dicebat à La Hire,
qui consueverat et erat assuetus facere multa juramenta et negare
Deum, quod amplius non juraret ; sed dum vellet negare Deum, negaret
suum baculum. Et postmodum ipse La Hire, in præsentia ipsius
Johannæ, consuevit negare suum baculum.
Nec aliud scit ipse loquens.
Sources
:
- Présentation
et traduction : "La vraie Jeanne d'Arc, tome IV : la vierge-guerrière"
R.P Ayroles (1898) p.155.
- Texte latin : Quicherat - Procès t.III p.202.
Notes :
Voici le seul examinateur de Poitiers que l'on rencontre
parmi les témoins entendus à la réhabilitation.
Il comparut à Rouen sur la citation des délégués
apostoliques. Septuagénaire, ce fut pour le vénérable
doyen un long voyage que de se rendre de Poitiers à Rouen.
Sa déposition est la dernière de celles entendues
au cours de l'immense enquête. Seguin était-il de l'ordre
des Frères prêcheurs? C'est positivement affirmé
en tête de la déposition que l'on va lire; mais maître
Garivel nous dit qu'il était carme ; c'est aussi ce qui
est consigné dans la Chronique de la Pucelle, et M. Fournier,
dans les Actes et statuts de l'Université de Poitiers, parle
à plusieurs reprises d'un carme du nom de Seguin, tandis
que l'on y cherche inutilement à cette époque un frère
prêcheur du nom de Seguin.
1 Dominicain , mort évêque de Digne, en 1466 (QUÉTIF
et ÉCHARD, Script. ord. præd. T. I, p. xxiij)
2 Le vénérable doyen fait connaître ici bien
clairement quatre choses annoncées par Jeanne d'Arc, tandis
que les témoins précédents se bornent à
dire qu'elle devait délivrer Orléans, et faire sacrer
le roi à Reims. Aucun pourtant n'a dit que là se
bornait sa mission. Quant à Seguin, il se contente de dire
qu'elle avait fait ces quatre grandes prophéties. Il ne
dit pas si la Vénérable affirmait qu'elles seraient
accomplies par elle; mais en mettant sur le même rang l'expulsion
totale des Anglais, le retour du duc d'Orléans, que la
délivrance de la capitale de son duché et le sacre
du roi, qu'elle a certainement accomplis, il donne à entendre
qu'elle disait aussi devoir les réaliser. Il est assez
vraisemblable que, pour éviter des difficultés,
il aura consenti à ce qu'on ne mentionnât que la
prophétie.
3 Le Marie sur le manuscrit Ms.5970.
4 Sur les miniatures du xve siècle, les chefs de compagnie
sont ordinairement représentés un bâton à
la main.
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