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Chronique
de la Pucelle -
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44 - Lettre écrite par la Pucelle aux Anglais |
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este Pucelle séjournant à Blois, en attendant la compaignée
qui la debvoit mener à Orléans, escrivit et envoya
par un hérault aux chefs de guerre qui tenoient siège
devant Orléans, une lettre dont la teneur s'ensuit, et est
telle :
JHESUS, MARIA. "Roy
d'Angleterre, faictes raison au roy du ciel de son sang royal. Rendez
les clefz à la Pucelle de toutes les bonnes villes que vous
avez enforcées. Elle est venue de par Dieu pour réclamer
le sang royal, et est toute preste de faire paix, se vous voulez
faire raison ; par sinsi que vous mettez jus, et paiez de ce que
vous l'avez tenue.
Roy d'Angleterre, se ainsi ne le faictes, je suis chief
de guerre ; en quelque lieu que je attandray voz gens en France,
se ilz ne veulent obéir, je les feray yssir, veuillent ou
non ; et se ilz veulent obéir, je les prendrai à mercy,
Croiez que s'ilz ne veulent obéir, la Pucelle vient pour
les occire. Elle vient de par le roy du ciel, corps pour corps,
vous bouter hors de France ; et vous promet et certiffie la Pucelle
que elle y fera si gros hahay, que encore a mil ans en France ne
fut veu si grant, se vous ne lui faictes raison. Et croiez fermement
que le roy du ciel lui envoiera plus de force que ne sarez mener
de touz assaulz à elle et à ses bonnes gens d'armes.
Entre vous, archiers, compaignons d'armes gentilz et
vaillans (1), qui estes devant Orleans,
alez vous en en vostre païs, de par Dieu ; et se ainsi ne le
faictes, donnez vous garde de la Pucelle, et de voz domages vous
souviengne. Ne prenez mie vostre opinion, que vous ne tenrez mie
France du roy du ciel, le filz sainte Marie ; maiz le tendra le
roy Charles, vray héritier, à qui Dieu l'a donnée,
qui entrera à Paris en belle compaignie. Se vous ne créez
les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que vous
trouverons, nous ferrons dedens à horions, et si verrons
lesquelx meilleur droit auront, de Dieu ou de vous.
Guillaume de La Poule, conte de Suffort, Jehan, sire
de Talbort, et Thomas, sire de Scalles, lieuxtenans du duc de Bethford,
soy disant régent du royaume de France pour le roy d'Angleterre,
faictes réponse se vous voulez faire paix à la cité
d'Orléans. Se ainsi ne le faictes, de voz domages vous souviengne
briefment.
Duc de Bethford, qui vous dictes régent de France
pour le roy d'Angleterre, la Pucelle vous prie et requiert que vous
ne vous faictes mie destruire. Se vous ne lui faictes raison, elle
fera que les François feront le plus beau fait qui oncques
feust fait en la christianté.
Escript le mardy de la grant sepmaine (2):
Entendez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle.
Au duc de Betford, qui se dit régent le royaulme
de France pour le roy d'Angleterre."
Après lesdictes lettres envoyées par la
Pucelle aux Anglois, fut conclud qu'on iroit à Orléans
mener des vivres. Et furent chargez en ladicte ville de Blois plusieurs
chariots, charrettes et chevaux de grains ; et y assembla on foison
de bestial, tant boeufs, vaches, moutons, brebis et pourceaux ;
et fut conclud par les capitaines, tant par ceux qui les debvoient
conduire comme par le bastard d'Orléans, qu'on iroit par
la Solongne, pour ce que toute la plus grand puissance estoit du
costé de la Beausse. Ladicte Jeanne ordonna que toutes les
gens de guerre se confessassent et se missent en estat d'estre en
la grâce de Dieu ; [si] leur fist oster leurs fillettes, et
laisser tout le bagaige ; puis ils se misrent tous en chemin pour
tirer à Orléans. Ils couchèrent en chemin une
nuict dehors. Et quand les Anglois sceurent la venue de ladicte
Pucelle et des gens de guerre, ils désémparérent
une bastide qu'ils avoient faicte en un lieu nommé Sainct-Jean-le-Blanc
; et ceux qui estoient dedans s'en vindrent en une autre bastide,
que lesdicts Anglois avoient faiçte aux Augustins, emprès
le bout du pont ; et ladicte Pucelle et ses gens, avec les vivres,
vindrent vers la ville d'Orléans, au dessus de ladicte bastide,
à l'endroit dudict lieu Saint-Jean-le-Blanc.
Ceux de la ville, tantost et incontinent préparèrent
et habillèrent vaisseaux pour venir quérir tous lesdicts
vivres ; mais la chose estoit si mal à poinct que le vent
estoit contraire : or ne pouvoit on monter contremont ; car on n'y
peut conduire les vaisseaux, sinon à force de voile. Laquelle
chose fut dicte à la dicte Jeanne, qui dist : "Attendez
un petit, car, en nom Dieu, tout entrera en la ville."
Et soudainement le vent se changea, en sorte que les vaisseaux arrivèrent
très aiséement et légèrement où
estoit ladicte Jeanne.
En iceux estoit le bastard d'Orléans et aucuns
bourgeois de la ville, qui avoient grand désir de voir ladicte
Jeanne ; lesquels luy prièrent et requirent de par la ville
et les gens de guerre estans en icelle, qu'elle voulust venir et
entrer en la ville, et que ce leur seroit un grand confort, s'il
luy plaisoit d'y venir. Alors elle demanda audict bastard : "Estes-vous
le bastard d'Orléans ?" et il répondit :
"Ouy, Jeanne." Après elle luy dist : "Qui
vous a conseillé de nous faire venir par la Soulongne, et
que n'avons esté par la Beausse, tout emprès la grand
puissance des Anglois ? les vivres eussent entré sans les
faire passer par la rivière."
Le bastard, en soy excusant, luy respondit que ce avoit
esté par le conseil de tous les capitaines, veue la puissance
des Anglois par la Beausse. A quoy elle répliqua : "Le
conseil de Messires (c'est à sçavoir Dieu) est meilleur
que le vostre et celuy des hommes, et si est plus seur et plus sage.
Vous m'avez cuidé décevoir, mais vous vous estes déceus
vous mesmes ; car je vous ameine le meilleur secours que eut onques
chevalier, ville ou cité ; et ce est le plaisir de Dieu et
le secours du Roy des cieux, non mie pour l'amour de moy, mais procède
purement de Dieu ; lequel, à la requeste de sainct Louys
et sainct Charles le Grand, a eu pitié de la ville d'Orléans,
et n'a pas voulu souffrir que les ennemis eussent le corps du duc
d'Orléans et sa ville. Quant est d'entrer en la ville, il
me feroit mal de laisser mes gens, et ne le doibs pas faire ; ils
sont tous confessez, et en leur compaignée je ne craindrois
pas toute la puissance des Anglois." Alors les capitaines
lui dirent : "Jeanne, allez y seurement, car nous vous promettons
de retourner bien brief vers vous." Sur ce, elle consentit
d'entrer dans la ville avec ceux qui luy estoient ordonnez, et y
entra ; et fut receue à grand joye, et logée en l'hostel
du thrésorier du duc d'Orléans, nommé Jacques
Boucher, où elle se fist désarmer. Et est vray que,
depuis le matin jusques au soir, elle avoit chevauché toute
armée, sans descendre, boire ny manger. On luy avoit faict
appareiller à souper bien et honorablement ; mais elle fist
seulement mettre du vin dans une tasse d'argent, où elle
mist la moitié d'eau, et cinq ou six soupes dedans, qu'elle
mangea, et ne print autre chose tout le jour pour manger ny boire
; puis s'alla coucher en la chambre qui luy avoit esté ordonnée
; et avec elle estoient la femme et la fille dudict thrésorier,
laquelle fille coucha la nuict avec ladicte Jeanne. Et ainsi vint
ladicte Pucelle en la ville d'Orléans, le pénultiesme
jour d'avril, l'an mille quatre cent vingt-neuf.
Tantost elle sceut que les chefs du siège ne
tinrent compte de ses lettres ny de tout leur contenu, mais réputèrent
tous ceux qui croyoient et adjoustoient foy à ses paroles,
pour hérétiques contre la saincte foy et si avoient
faict prendre les héraults et les vouloient faire ardoir.
Laquelle prinse venue à la cognoissance du bastard d'Orléans,
qui estoit pour lors à Orléans, il manda aux Anglois,
par son hérault, qu'ils luy renvoyassent lesdicts héraults,
en leur faisant sçavoir que s'ils les faisoient mourir, il
feroit mourir de pareille mort leurs héraults qui estoient
venus à Orléans pour faict de prisonniers
: lesquels il fist arrester ; et feroit le mesme de tous les prisonniers
anglois, qui y estoient lors en bien grand nombre. Et tantost après,
lesdits héraults furent rendus. (3)
Toutesfois, aucuns dient que quand la Pucelle sceut
qu'on avoit retenu les héraults, elle et le bastard d'Orléans
envoyèrent dire aux Anglois qu'ils les renvoyassent ; et
ladicte Jeanne disoit tousjours : "En nom Dieu, ils ne leur
feront jà mal." Mais lesdicts Anglois en envoyèrent
seulement un, auquel elle demanda : "Que dit Tallebot ?",
et le hérault respondit que luy et tous les autres Anglois
disoient d'elle tous les maulx qu'ils pouvoient, en l'injuriant,
et que si ils la tenoient, ils la feroient ardoir. "Or,
t'en retourne, luy dist-elle, et ne fais doubte que tu amèneras
ton compaignon. Et dy à Tallebot que si il s'arme, je m'armeray
aussi, et qu'il se trouve en place devant la ville ; et s'il me
peut prendre, qu'il me face ardoir ; et si je le desconfis, qu'ils
facent lever les siège et s'en aillent en leur pays."
Le hérault y alla et ramena son compagnon. Et paravant qu'elle
arrivast, deux cent Anglois chassoient aux escarmouches cinq cent
François ; et depuis sa venue , deux cent François
chassoient quatre cent Anglois ; et en creut fort le courage des
François.
Quand les vivres furent mis ès vaisseaux ou bateaux,
avec ladicte Jeanne, le mareschal de Rays, le seigneur de Loré
et autres s'en retournèrent audict lieu de Blois, et là
trouvèrent l'archevesque de Reims, chancelier de France,
et tinrent conseil pour sçavoir qu'on avoit à faire.
Aucuns estoient d'opinion que chacun s'en retournast en sa garnison
; mais ils furent après tous d'opinion qu'ils debvoient retourner
audit lieu d'Orléans, pour les ayder et conforter au bien
du roy et de la ville. Et ainsi qu'ils parloient de la manière,
vint nouvelles du bastard d'Orléans, lequel leur faisoit
sçavoir que s'ils desemparoient et s'en alloient, ladicte
cité estoit en voye de perdition. Et lors il fut conclu presque
de tous, de retourner et de mener derechef vivres et puissance ;
et qu'on iroit par la Beausse, où estoit la puissance des
Anglois, en la grand bastide qu'on nommoit Londres ; combien qu'à
l'autre fois ils vindrent par la Soulongne, et toutesfois ils estoient
trois fois plus de gens que on n'estoit à venir par la Beausse.
Ils feirent provision de foison de vivres, tant de grains que de
bestial, et se partirent le troisiesme jour de may, et couchèrent
la nuict en un village estant comme à my chemin de Blois
et d'Orléans, et prinrent le lendemain leur chemin vers ladicte
ville.
Cette Pucelle, séjournant à Blois pour attendre la compagnie qui devait la mener à Orléans, écrivit, et envoya par un héraut aux chefs de guerre qui tenaient le siège devant Orléans, une lettre dont la teneur s'ensuit, et elle est telle :
« JHESUS, MARIA.
« Roi d'Angleterre, faites raison au roi du Ciel de son sang royal. Rendez à la Pucelle les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez forcées. Elle est venue de par Dieu pour réclamer le sang royal; et elle est toute prête de faire paix, si vous voulez faire raison, par ainsi que vous laissiez France, et payiez de ce que vous l'avez tenue.
« Roi d'Angleterre, si ainsi ne le faites, je suis chef de guerre ; en quelque lieu que j'attendrai vos gens en France, s'ils ne veulent obéir, je les en ferai sortir, qu'ils veuillent ou non, et s'ils veulent obéir, je les prendrai à merci. Croyez que s'ils ne veulent obéir, la Pucelle vient pour les occire. Elle vient de par le roi du Ciel, corps pour corps, vous bouter hors de France, et vous promet et vous certifie la Pucelle, que si vous ne lui faites raison, elle y fera un si grand hahay (4), que de mille ans, il n'en fût vu si grand en France. Et croyez fermement que le roi du Ciel lui enverra plus de force que vous ne sauriez en mener dans tous vos assauts contre elle et ses bonnes gens d'armes.
« Entre vous, archers, compagnons d'armes, gentils et vaillants, qui êtes devant Orléans, allez-vous-en en votre pays, de par Dieu, et, si vous ne le faites, donnez-vous garde de la Pucelle, et que de vos dommages il vous souvienne. Ne vous obstinez pas dans votre opinion (5); vous ne tiendrez pas France du roi du Ciel, le Fils de sainte Marie, mais la tiendra le roi Charles, vrai héritier, à qui Dieu l'a donnée, lequel entrera à Paris en belle compagnie. Si vous ne croyez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous frapperons du fer dans vos rangs à horions (6), et nous verrons lesquels auront
meilleur droit de Dieu ou de vous.
« Guillaume de la Poule, comte de Suffort ; Jean, sire de Talbort, et Thomas, sire de Scales, lieutenant du duc de Bedford, soi-disant régent du royaume de France pour le roi d'Angleterre, faites réponse si vous voulez faire paix à la cité d'Orléans. Si ainsi ne le faites, de vos dommages qu'il vous souvienne brièvement (7).
« Duc de Bedford, qui vous dites régent de France pour le roi d'Angleterre, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous fassiez pas détruire. Si vous ne lui faites raison, elle fera que les Français feront le plus beau fait qui oncques fut fait en la chrétienté.
« Écrit le mardi de la grande semaine. Entendez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle.
« Au duc de Bedford qui se dit régent le royaume de France pour le roi d'Angleterre. » (8)
Lesdites lettres envoyées par la Pucelle aux Anglais, il fut conclu qu'on irait à Orléans mener des vivres ; et en ladite ville de Blois furent chargés de grains plusieurs chariots, charrettes et chevaux; et on y assembla foison de bétail, boeufs, vaches, brebis et pourceaux; et il fut conclu par les capitaines qui devaient les conduire, comme aussi par le bâtard d'Orléans, qu'on irait par la Sologne, la plus grande puissance des Anglais se trouvant du côté de la Beauce. Ladite Jeanne ordonna à tous les gens de guerre de se confesser, et de se mettre en état d'être en la grâce de Dieu; elle leur fit ôter leurs fillettes et laisser tout bagage de péché; puis ils se mirent tous en chemin en tirant vers Orléans. Ils couchèrent une nuit en route en pleins champs. Quand les Anglais surent la venue de ladite Pucelle et des gens de guerre, ils désemparèrent une bastide qu'ils avaient faite en un lieu nommé Saint-Jean-le-Blanc ; et ceux qui étaient dedans se retirèrent en une autre bastide qu'ils
avaient faite aux Augustins, près du bout du pont, et ladite Pucelle et ses gens vinrent avec les vivres vers la ville d'Orléans, au-dessus de la dite bastide, à l'endroit dudit lieu Saint-Jean-le-Blanc.
Ceux de la ville, aussitôt et incontinent, préparèrent et équipèrent des bateaux pour venir quérir tous lesdits vivres; mais la chose était mal en point, car le vent était contraire ; or on ne pouvait monter contre le courant ; car on n'y peut conduire les vaisseaux, sinon à force de voiles. Ce fut dit à Jeanne qui répondit : « Attendez un petit peu, car, en nom Dieu, tout entrera en la ville », et soudainement le vent se changea, en sorte que les vaisseaux arrivèrent très aisément et légèrement là où était ladite Jeanne.
Sur ces bateaux étaient le bâtard d'Orléans, et quelques bourgeois de la ville, très désireux de voir ladite Jeanne; ils la prièrent et la requirent de par la ville et de par les gens de guerre qui s'y trouvaient, de vouloir bien venir et y entrer, disant que ce serait un grand réconfort pour tous s'il lui plaisait d'y venir. Elle demanda alors audit Bâtard : « Êtes-vous le bâtard d'Orléans? — Oui, Jeanne. » Après elle lui dit : « Qui vous a conseillé de nous faire venir par la Sologne, et pourquoi pas par la Beauce, tout auprès de la grande puissance des Anglais ? Les vivres fussent entrés, sans les faire passer par la rivière. » Le Bâtard, pour s'excuser, répondit que tel avait été l'avis de tous les capitaines, vu la puissance des Anglais du côté de la Beauce. A quoi elle répliqua : « Le conseil de Messire (c'est à savoir de Dieu) est meilleur que le vôtre et que celui des hommes; il est plus sûr et plus sage. Vous avez pensé me décevoir ; mais vous vous êtes déçus vous-mêmes; car je vous amène le meilleur secours qu'eut jamais chevalier, ville ou cité ; c'est le plaisir de Dieu et le secours du roi des Cieux; non assurément pour l'amour de moi, mais cela procède purement de Dieu, lequel à la requête de saint Louis et de saint Charles le Grand a eu pitié de la ville d'Orléans, et n'a pas voulu souffrir que les ennemis eussent le corps du duc d'Orléans et sa ville. Pour ce qui est d'entrer en ville, il me ferait mal de laisser mes gens, et je ne le dois pas faire, ils sont bien confessés, et en leur compagnie, je ne craindrais pas toute la puissance des Anglais ». Alors les capitaines lui dirent : « Jeanne, allez-y sûrement; car nous vous promettons de retourner bien brief vers vous ». Sur ce, elle consentit d'entrer dans la ville avec ceux qui devaient l'accompagner, et elle y entra. Elle fut reçue à grande joie, et logée en l'hôtel du trésorier du duc d'Orléans, Jacques Boucher, où elle se fit désarmer. Et c'est la vérité que, depuis le matin jusqu'au soir, elle avait chevauché tout armée, sans descendre, sans boire ni manger. On lui avait apprêté à souper, bien et honorablement; mais elle fit seulement verser du vin dans une tasse d'argent, où elle mit la moitié d'eau, et cinq ou six trempes de pain dedans qu'elle mangea, et de tout le jour ne prit ni autre manger, ni autre boire ; puis elle s'en alla coucher en la chambre qui lui avait été préparée; et avec elle étaient la femme et la fille dudit trésorier, laquelle fille coucha avec ladite Jeanne. Ainsi s'envint la Pucelle en la ville d'Orléans, le pénultième jour d'avril, l'an mil quatre cent vingt-neuf.
Elle sut bientôt que les chefs des assiégeants ne faisaient aucun compte de ses lettres ni de leur contenu, mais qu'ils réputaient tous ceux qui croyaient et ajoutaient foi à ses paroles comme hérétiques en la sainte foi ; aussi avaient-ils fait arrêter les hérauts de la Pucelle, et ils voulaient les faire brûler. Cette prise venue à la connaissance du bâtard d'Orléans, pour lors à Orléans, il manda aux Anglais par son héraut, qu'ils eussent à lui renvoyer les hérauts de Jeanne, leur faisant savoir que s'ils les faisaient mourir, il ferait mourir de pareille mort leurs hérauts qui étaient venus à Orléans pour le fait des prisonniers ; lesquels il fit arrêter; il ajoutait qu'il en ferait autant des prisonniers anglais, qui pour lors se trouvaient en bien grand nombre. Et tantôt après les hérauts furent rendus.
Toutefois quelques-uns disent que, quand la Pucelle sut qu'on avait retenu les hérauts, elle et le bâtard d'Orléans envoyèrent dire aux Anglais de les renvoyer, et ladite Jeanne disait toujours : « En nom Dieu, ils ne leur feront aucun mal » ; mais lesdits Anglais en envoyèrent seulement un, auquel elle demanda : « Que dit Talbot ? », et le héraut répondit que Talbot et tous les autres Anglais disaient d'elle tous les maux qu'ils pouvaient en l'injuriant, et que s'ils la tenaient, ils la feraient brûler :
« Or, t'en retourne, lui dit-elle, et ne fais de doute que tu amèneras ton compagnon; et dis à Talbot que s'il s'arme, je m'armerai aussi, et que s'il se trouve en place devant la ville, et s'il peut me prendre, qu'il me fasse brûler; et si je le déconfis, qu'il fasse lever le siège, et que lui et les siens s'en aillent en leur pays. »
Le héraut y alla et ramena son compagnon. Et avant que la Pucelle arrivât, deux cents Anglais chassaient dans les escarmouches cinq cents Français, et après sa venue deux cents Français chassaient quatre cents Anglais ; et s'en accrut fort le courage des Français.
Quand les vivres furent mis ès vaisseaux ou bateaux, et que Jeanne y fut montée, le maréchal de Rais, le seigneur de Loré et d'autres s'en retournèrent audit lieu de Blois, et là ils trouvèrent l'archevêque de Reims, chancelier de France, et ils tinrent conseil sur ce qu'on avait à faire. Quelques-uns étaient d'avis que chacun s'en retournât en sa garnison ; mais ils finirent par être tous d'opinion qu'ils devaient retourner audit lieu d'Orléans, pour en aider et conforter les habitants au bien du roi et de la ville. Ainsi qu'ils délibéraient, vinrent des nouvelles du bâtard d'Orléans qui leur faisait savoir que s'ils désemparaient et s'en allaient, la cité était en voie de perdition ; et dès lors il fut conclu de l'avis de presque tous, de retourner et de mener de nouveau des vivres à puissance (9), et qu'on irait par la Beauce, où était la force des Anglais, en la grande bastide qu'on nommait Londres ; quoique à l'autre fois ils fussent venus par la Sologne ; et toutefois ils étaient trois fois plus de gens qu'il n'y en avait à venir par la Beauce. Ils firent provision de grande abondance de vivres soit en grains, soit en bétail, et ils partirent le troisième jour de mai ; ils couchèrent la nuit en un village qui est comme à mi-chemin entre Blois et Orléans, et le lendemain ils prirent leur chemin vers ladite ville.
Source : édition Vallet de Viriville
Notes :
1 Voir les commentaires de concernant cette
lettre dans les chroniques de Windecke. En l'occurence, il
ne s'agit pas du mot vaillans mais du mot villains
2 C'est à dire le 22 mars 1429
3 Paragraphe repris de la geste des nobles Français
4 Hahay : tumulte, carnage...
5 Mie : jamais.
6 Horions : coups
7 Il vous souviendra prochainement
8 Jeanne dicta cette lettre, et la dicta telle qu'elle pouvait le faire, connaissant imparfaitement le français. La lettre fut répandue au loin, et nous la trouverons dans de nombreuses Chroniques. Le fond et le ton sont identiques, mais il y a quelques variantes ; elle fut présentée à Jeanne à Rouen ; le texte qu'elle accepta est évidemment le vrai. La dernière phrase diffère notablement en ce qu'elle promet que le plus beau fait qui ait encore été accompli, sera fait pour la chrétienté. Elle y invite Bedford. Il faudra y revenir. En attendant, on remarquera comment Jeanne se donne constamment le nom de la Pucelle et affirme sa mission divine; avec quelle énergie elle parle du sang royal et des droits que confère à ce sang la volonté du Fils de sainte Marie.
9 A puissance, ce mot, très fréquent dans les Chroniques, peut signifier « de vive force », « une troupe nombreuse ».
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