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04 mai 2024  

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Livre I - Chapitre III - p.76 à


L'EXAMEN
Le conseil de France. — Le secret du roi. — L'interrogatoire à Chinon et à Poitiers. — Avis des docteurs. — Les sympathies de Jeanne : le roi, le duc Charles d'Orléans, le duc d'Alençon. — Ses sentiments à l'endroit des Anglais, du duc de Bourgogne. — Jeanne à Tours. — L'équipement, l'épée de sainte Catherine, l'étendard. — Jeanne chef de guerre. — Sa maison militaire. — Sa discipline.

  
andis que Jeanne attendait à Chinon, logée dans une humble hôtellerie, que le roi consentit à l'admettre en sa présence, la question de savoir si le prince lui devait accorder audience faisait l'objet des délibérations du conseil royal, qui, à cet égard, était fort partagé. D'une part, la détresse croissante du royaume, les peuples écrasés d'impôts, et pourtant les coffres vides; Orléans près de tomber entre les mains des Anglais, c'est-à-dire la ruine imminente de l'indépendance française et de la dynastie qui en était le symbole : tout cela conseillait de ne pas repousser ce secours inespéré qui s'annonçait comme venant d'en haut, et quand tout était perdu, comme destiné à tout réparer. D'autre part, rien n'était plus choquant pour ces politiques à courte vue, habiles à développer et à nouer les fils captieux d'une mesquine intrigue, que cette prétention d'une jeune fille à l'inspiration divine, c'est-à-dire à une sagesse qui surpassait la leur. Là où ils ne pouvaient rien, quelque chose devait-il être possible? N'était-ce pas compromettre inutilement la dignité royale que de l'exposer aux folles suggestions d'une visionnaire? N'y avait-il pas même là un grave danger? Cette Jeanne, qui voulait jouer le rôle d'un ange, n'était-ce pas, au contraire, un suppôt du démon, une sorcière, une possédée? On avait, il est vrai, le témoignage de ses compagnons; Jean de Metz et Bertrand de Poulangy la révéraient comme une sainte; ils affirmaient au roi et au conseil que sa présence et ses paroles suffiraient pour convaincre et que ses vertus plaidaient pour elle. Mais fallait-il les en croire, et n'étaient-ils pas eux-mêmes le jouet d'une illusion ou puérile ou fatale? On résolut d'agir avec la plus grande circonspection, et, si l'on admettait Jeanne à voir le roi, de ne se servir d'elle qu'après un long et mûr examen. Il est certain qu'en pareil cas, dans une conjoncture aussi extraordinaire, la prudence et même une certaine défiance étaient requises, et l'on n'a pas trop le droit d'accuser le roi et ses conseillers pour leurs hésitations et leurs lenteurs. Mais il y eut, ce semble, chez plusieurs de ceux qui conseillaient le prince, plus que de la prudence, plus même que de la défiance. La jalousie, la malveillance, ont lourde-ment pesé leur poids dans la balance du conseil, et, durant toute sa carrière, on ne peut guère nier que la Pucelle n'ait eu auprès du prince des ennemis secrets qui travaillaient à la rendre inutile et à la rejeter dans l'ombre, parce que l'auréole trop éblouissante dont était environnée la sublime Française offusquait leurs faibles yeux et faisait pâlir les lumières de leur petit génie, dont un patriotisme, même timide, n'était pas toujours le véritable inspirateur.
  En 1429, quatre personnages dominaient dans les conseils de la couronne et exerçaient, à des degrés divers, l'autorité royale au nom de Charles VII. Suivant qu'ils emploieraient leur crédit en sa faveur ou contre elle, la Pucelle devait être chaleureusement ou froidement accueillie, aidée ou gênée dans l'accomplissement de son œuvre. Ces quatre personnages étaient : Georges de la Trémoille, baron de Sully; Regnault de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France; Robert le Maçon, seigneur de Trêves en Anjou; et Raoul de Gaucourt, alors bailli d'Orléans.
  Georges de la Trémoille, qui, sans en avoir le titre, jouait en réalité le rôle de premier ministre, avait un esprit étroit, une âme cupide, un cœur faux et méchant. Quoiqu'il fit grand bruit de son dévouement à Charles VII, auprès de qui il avait supplanté le connétable de Richemont, son bienfaiteur, et dont il cultivait envieusement la faveur, il avait gardé, par sa famille, des intelligences avec le duc de Bourgogne, et ne s'était pas même brouillé sans retour avec les Anglais, qui, en 1428, lorsqu'ils pénétrèrent en Touraine, respectèrent, au grand étonnement de tous, le manoir de Sully, propriété de la Trémoille. Il désirait avant tout maintenir le roi dans l'inaction et dans la faiblesse, pour lui faire valoir plus chèrement ses services et le tenir plus étroitement dans sa dépendance. Aussi avait-il grand soin d'écarter du gouvernement les princes du sang, et vit-il d'un fort mauvais œil l'arrivée de la Pucelle : sa politique consistait à s'appuyer sur des secours étrangers pour combattre mollement les Anglais, de façon que Charles VII ne succombât ni ne se relevât entièrement, et que sa propre importance grandît dans cette éclipse de la majesté royale. Mais, comme à ce moment tout semblait désespéré, il n'osa pas s'opposer absolument à l'admission de Jeanne d'Arc, se réservant de l'épier, de la contrôler, de l'entraver sans cesse et de la faire échouer s'il le jugeait nécessaire (1).
  Regnault de Chartres était avant tout un diplomate. En somme, on ne lui a peut-être pas suffisamment rendu justice; car l'idée qui le dominait, et qui consistait à sauver le royaume par une réconciliation du roi avec le duc de Bourgogne, n'était pas mauvaise en elle-même; et, après la mort de la Pucelle, cette idée porta d'heureux fruits au traité d'Arras (1435). Mais comme tous les gens qu'une seule pensée obsède, Regnault, se complaisant dans ses négociations et dans ses intrigues, avait fini par s'exagérer son mérite et l'utilité de ses efforts; il ne comprenait pas que le meilleur moyen d'amener le duc de Bourgogne à résipiscence était de frapper des coups rapides et décisifs sur les Anglais, pour montrer à Philippe le Bon qu'il avait intérêt à se séparer d'alliés qui n'étaient pas invincibles; il s'obstinait à ne pas voir que le salut du royaume était surtout dans le réveil du sentiment national, miraculeusement ravivé par l'apparition de la Pucelle, et que la paix, comme le disait plus tard Jeanne, devait être conquise « au bout de la lance ». Il vit avec un déplaisir mortel le fil de ses intrigues rompu par une intervention qu'il jugeait intempestive, et sans aller jusqu'à l'accuser d'une trahison formelle, dont, en somme, on ne produit pas de preuves décisives, il faut bien admettre qu'il fut toujours mal disposé pour Jeanne d'Arc, et qu'à l'exemple de la Trémoille, auquel il était tout dévoué, il la gêna tant qu'il put. Mais, en 1429, la force invincible des circonstances le contraignit de la subir, et l'on ne voit pas qu'il se soit opposé outre mesure à son admission auprès du roi (2).
  Robert le Maçon ne fut jamais hostile à la Pucelle. C'était un homme simple et doux, mais faible, doué surtout de qualités négatives, qui se laissait facilement toucher et convaincre par les bons et aussi par les mauvais conseils. Absorbé par le détail des affaires, auxquelles il s'adonnait avec vigilance et exactitude, il n'embrassait pas volontiers un vaste horizon, et s'était laissé complètement dominer par la Trémoille. En somme, Jeanne trouva en lui un appui, mais chancelant et toujours près de lui échapper (3).
  Raoul de Gaucourt, bailli d'Orléans, était à Chinon, auprès du roi, lors de l'arrivée de la Pucelle (4). C'était un preux chevalier, plein de bravoure et de patriotisme; mais il était assez peu disposé, comme en général les vieux capitaines, à recevoir les ordres ou même l'inspiration des nouveaux venus. Il devait être persuadé, dans le fond, qu'il saurait bien défendre sa ville à lui tout seul, sans le secours de cette petite paysanne qui prétendait en remontrer aux guerriers vieillis sous le harnais. Toutefois, sachant l'enthousiasme dont les Orléanais avaient été saisis à la simple rumeur qui leur était venue de Gien, et dont les envoyés du bâtard d'Orléans pouvaient lui rendre témoi-gnage, il est probable qu'il opina à ce premier moment pour que l'on mît Jeanne à l'essai, pensant bien du reste la surveiller de près et lui imposer ses idées sur l'art de la guerre, la façon de repousser un assaut ou de faire une sortie; il l'acceptait comme lieutenant, mais il n'en voulait pas pour général. Un échec d'amour-propre qu'il subit par sa faute, à Orléans, transforma plus tard la pointe de jalousie qu'il avait ressentie tout d'abord en une plus grave malveillance (5).
  Les délibérations du conseil royal se prolongèrent pendant trois jours. Jeanne avait pour elle le rapport enthousiaste de ses compagnons de route, les instances des Orléanais, l'enthousiasme populaire, qui, partout où elle arrivait, naissait, pour ainsi dire, sous ses pas. Il semble qu'elle fut aussi appuyée par la reine de Sicile, Yolande d'Aragon, belle-mère de Charles VII, et peut-être dès lors par le confesseur du roi, maître Gérard Machet, plus tard évêque de Castres, un saint prêtre qui laissa facilement gagner son cœur à l'inspiration divine, dont les paroles et les promesses de Jeanne portaient si fortement la marque.
  En effet, ce pieux docteur dut être du nombre des ecclésiastiques chargés de faire subir à la Pucelle une sorte d'interrogatoire sommaire, antérieur au long examen auquel elle fut soumise, après l'audience royale, tant à Chinon qu'à Poitiers. Elle répondit, à ce que rapporte Simon Charles, alors maître des requêtes et depuis président de la chambre des comptes (6) qu'elle avait reçu du Roi céleste deux mandats : faire lever le siège d'Orléans: mener le roi à Reims, pour qu'il y fût sacré et couronné. Mais avant tout elle insistait pour parler au dauphin; c'est lui qu'elle voulait voir, c'est à lui qu'elle promettait de tout dire. Les ecclésiastiques déclarèrent que le prince la pouvait licitement recevoir, et le conseil se décida enfin à accorder l'audience tant désirée.
  Le 9 ou le 10 mars 1429, Jeanne se rendit donc au château pour être présentée au roi. On rapporte qu'à l'entrée de la résidence royale elle fut interpellée par un homme d'armes à cheval, qui s'écria en la voyant : « Est-ce pas là la Pucelle? » puis l'insulta grossièrement en blasphémant Dieu. Ah! s'écria-t-elle, en nom Dieu, tu le renies, et tu es si près de ta mort! » La prédiction fut bientôt vérifiée; car, une heure après, l'homme tomba dans l'eau et se noya (7).
  Jeanne fut introduite par le comte de Vendôme dans la grande salle d'audience du château de Chinon. Cette salle, située au premier étage, était longue de quatre-vingt-dix pieds et large de cinquante (8). C'était le soir. Cinquante torches éclairaient de leurs flammes ondoyantes l'imposante réunion des serviteurs du roi. On y comptait près de trois cents chevaliers (9). Le roi, modestement vêtu, se tenait à l'écart, dissimulé par un groupe de courtisans magnifiquement habillés. Mais Jeanne, que guidait ses voix, et dont les yeux étaient éclairés d'une divine lumière (10), alla droit au prince, se présenta avec modestie et humilité, et, lui faisant les révérences qu'on a coutume de faire aux rois, comme si elle eût été nourrie à la cour, elle lui dit : « Dieu vous donne bonne vie, gentil prince! » Charles essaya de la prendre en défaut. « Ce n'est pas moi qui suis le roi, » dit-il; et lui désignant un seigneur richement costumé : « Voilà le roi. » Mais la Pucelle ne se laissa pas décevoir, et répondit : « En nom Dieu, gentil prince, c'est vous qui l'êtes et non pas un autre. »

   

  Charles lui demanda son nom : « Gentil dauphin, répondit-elle, j'ai nom Jeanne la Pucelle, et vous mande le Roi des deux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez lieutenant du roi des deux, qui est roi de France. » L'entretien se poursuivit à voix basse; le roi fit à la jeune fille plusieurs questions auxquelles elle répondit; mais Jeanne, élevant tout à coup la voix, s'écria avec une autorité singulière : « Je te dis, de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils du roi. Je suis envoyée vers toi pour te conduire à Reims, afin que tu y reçoives le sacre et la couronne, si tu le veux. » En sortant de cet entretien, le roi était rayonnant de joie, et il avoua que la jeune fille lui avait révélé des choses extraordinaires (11).
  La joie de Charles VII venait surtout, ce semble, de l'effet produit sur son âme par l'affirmation si précise de la Pucelle, qui répondait à un doute secret dont il était torturé au sujet de la légitimité de sa naissance. Dans une autre entrevue (car dès lors elle eut d'assez fréquents entretiens avec le roi), Jeanne fut, s'il est possible, plus affirmative encore, et elle donna au prince un signe certain de sa mission, en lui rappelant la prière mentale qu'il avait adressée à Dieu le 1er novembre 1428, et qui avait trait à ce même doute que Jeanne avait mission de dissiper.
  « Un jour, dit Cousinot de Montreuil, l'auteur présumé de la Chronique de la Pucelle, elle voulut parler au roi en particulier, et lui dit : « Gentil dauphin, pourquoi ne me croyez-vous? Je vous dis « que Dieu a pitié de vous, de votre royaume et de votre peuple; car « saint Louis et saint Charlemagne sont à genoux devant lui, en « faisant prière pour vous; et je vous dirai, s'il vous plait, telle chose, « qu'elle vous donnera à connaître que vous me devez croire. » Toutefois elle fut contente que quelques - uns de ses gens y fussent, et, en la présence du duc d'Alençon, du seigneur de Trêves, de Christophe de Harcourt et de maître Gérard Machet, confesseur du roi, auxquels il fit jurer, à la requête de ladite Jeanne, qu'ils n'en révéleraient ni diraient rien, elle dit au roi une chose de grande conséquence qu'il avait faite, bien secrète, dont il fut fort ébahi, car il n'y avait personne qui pût le savoir, que Dieu et lui (12).
  Ce secret fut plus tard révélé par le roi lui-même à Guillaume Gouffier, seigneur de Boisy, son chambellan, qui en fit part, à son tour, à son jeune ami Pierre Sala, lequel l'a consigné dans son livre des Hardiesses (13).
  Malgré tout, le roi n'était pas décidé à se servir de Jeanne, et le conseil hésitait plus que lui encore. On l'avait confiée à la garde de Guillaume Bellier, lieutenant de Raoul de Gaucourt, qui était titulaire du gouvernement de Chinon. Bellier la remit aux bons soins de sa femme, auprès de qui elle fut logée dans une chambre de la tour du Coudrai, grand corps de logis attenant au manoir royal (14). Elle y reçut la visite de grands seigneurs de la cour, et aussi d'une commission d'ecclésiastiques désignés par le roi, dont faisaient partie entre autres : maître Gérard Machet, confesseur du roi; frère Raphaël, franciscain, confesseur de la reine, plus tard évêque de Senlis, et l'évêque de Poitiers, Hugues de Combarel (15). Les questions sans nombre qu'on ne cessait de lui adresser la fatiguaient au possible. Dès qu'elle était seule, elle se jetait à genoux, et, versant d'abondantes larmes, suppliait Dieu de la délivrer, en faisant que le roi la crût, de ces clercs qui ne finissaient pas d'argumenter et de contester (16). La pauvre Pucelle n'était pas au bout de sa peine. Malgré le rapport favorable des docteurs et l'excellent résultat des informations que des frères mineurs avaient été recueillir à Domremy, le conseil décida qu'elle serait conduite à Poitiers, où le roi l'accompagnerait. Là siégeaient le parlement royal et un certain nombre de docteurs de l'université de Paris demeurés fidèles au souverain légitime, et Jeanne y devait subir un examen définitif.

                                 

  Elle se mit donc en route, sans savoir où on la menait. Mais au milieu du chemin elle s'en informa, et comme on lui dit que c'était à Poitiers et pourquoi: « En nom Dieu, dit-elle, je sais que j'y aurai bien affaire; mais mon Seigneur m'aidera. Or allons, de par Dieu (17). »
  A Poitiers, elle fut logée chez maître Jean Rabateau, avocat général, dont la femme jouissait de la meilleure renommée, et fut plus spécialement chargée de la garde de la jeune fille. C'est dans la maison de ce magistrat, appelée l'hôtel de la Rose, qu'elle subit, pendant environ trois semaines, les longs interrogatoires, et répondit aux subtiles objections des commissaires chargés de l'examiner. Au nombre de ces commissaires étaient : Pierre de Versailles, abbé de Talmont, plus tard évêque de Digne, puis de Meaux; frère Pierre Turelure, dominicain, plus tard évêque de Digne; les professeurs Jean Lombard ou Lambert, et Jean Érault; Guillaume Lemarié, chanoine de Poitiers; Jacques Maledon; Guillaume Aimeri, de l'ordre des Frères Prêcheurs; un savant docteur en théologie du même ordre, Pierre Séguin. Plusieurs licenciés et bacheliers en droit civil et canonique, et un certain nombre de conseillers du roi, faisaient également partie de cette commission (18).
Tout d'abord ils commencèrent par lui démontrer fort éloquem-ment, par belles et douces raisons, qu'on ne devait pas ajouter foi à sa parole. Mais elle ne se laissa pas déconcerter par leurs arguments, si pressés que l'un n'attendait pas l'autre. Parfois deux heures durant ils ne cessaient de la questionner, et chacun des docteurs voulait placer son mot. Elle leur répondait avec une fermeté inébranlable, jointe à la plus sincère et à la plus touchante humilité : « Je ne sais ni A ni B, disait-elle; mais je suis envoyée par Dieu pour faire lever le siège d'Orléans et mener le roi à Reims, pour qu'il y soit sacré et couronné (19). » Et elle racontait sincèrement ses visions, ouvrant à ces docteurs le trésor des révélations divines.
  « Mais, objectait Guillaume Aimeri, votre voix, dites-vous, vous a révélé que Dieu veut délivrer le peuple de France du malheur où il est tombé. S'il en est ainsi, Dieu, qui est tout-puissant, n'a pas besoin du secours des gens d'armes. »
  La réponse de Jeanne fut un éclair de foi et de génie : « En nom Dieu, s'écria-t-elle, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera la victoire. » Maître Guillaume n'hésita pas à se déclarer vaincu. (20)

                  

  Le docteur Pierre Séguin était, à ce que rapporte la Chronique (21), un Limousin fort savant, mais d'un naturel passablement aigre, et dont, la mauvaise humeur s'exprimait dans un assez méchant patois. Il fit un jour à Jeanne une question qui l'impatienta : « Jeanne, lui dit-il, quelle langue parlent vos voix? » La Pucelle eut alors une de ces saillies à la Joinville qui ajoutent je ne sais quoi de vif et de charmant à cette chaste et radieuse figure : « Meilleure que la vôtre, » répondit-elle. Maître Pierre ne fut pas content. Son ton le fit aussitôt paraître. « Croyez-vous en Dieu? — Mieux que vous. » Le pauvre docteur n'avait pas de chance. Sur-le-champ il formula de graves objections: Dieu ne voulait point qu'on la crût; elle ne donnait pas, en effet, un signe certain de sa mission; pour lui, il ne conseillerait pas au roi de se fier à la seule parole d'une paysanne, et, sur sa simple assertion, de lui confier des gens d'armes; car ce serait mettre l'armée en péril. « En nom Dieu, s'écria Jeanne, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signe; conduisez-moi à Orléans, et je vous montrerai les signes de ce pour quoi je suis envoyée. » Pierre Séguin n'était pas moins battu que Guillaume Aimeri. Au reste, il opina en faveur de Jeanne, et garda de la sublime railleuse la plus haute opinion et le meilleur souvenir (22).
  Outre les entrevues fréquentes qu'avait Jeanne avec les commissaires royaux, elle était visitée en son logis par un grand nombre de gens. Des présidents, des conseillers au parlement, d'autres notables personnes, attirées par la curiosité, venaient la voir. Souvent ils se disaient, en se rendant à sa demeure, que c'était une folle, qu'elle se vantait de faire des choses absolument impossibles, qu'il fallait la laisser dire et la renvoyer. Mais, quand ils l'avaient vue, quand ils l'avaient écoutée, il n'en était plus de même. Ils s'écriaient que c'était une créature de Dieu, et plusieurs, en s'en revenant, pleuraient à chaudes larmes. Elle fit pleurer aussi de nobles dames, de riches demoiselles et de simples bourgeoises, en leur contant son enfance, ses visions, la mission qu'elle devait remplir, de sa voix douce et gracieuse, avec son ton si naïf, si ferme et si animé. Le peuple de Poitiers, comme celui de Vaucouleurs et de Chinon, croyait en elle (23).

                          

  Comme à Chinon et à Vaucouleurs, Jeanne souffrait à Poitiers des retards qu'on apportait à l'œuvre qui lui était commandée par le Ciel, et elle se consolait par la prière. Tous les jours, après son repas, et souvent même pendant la nuit, on la vit demeurer à genoux des heures entières. Elle se rendait très souvent à une petite chapelle, voisine de la maison de maître Jean Rabateau, et là faisait à Dieu, à saint Michel et à ses saintes, de bien longues oraisons (24). Ah! dit-elle un jour en frappant sur l'épaule de Gobert Thibaut, écuyer du roi, qui se trouvait en compagnie des examinateurs, je voudrais avoir beaucoup d'hommes d'aussi bonne volonté que vous (25). » — « Il y a, disait - elle aux docteurs, plus au livre de Dieu qu'au vôtre »
  Cependant il fallut que l'examen eût un terme, et les docteurs firent enfin leur rapport au conseil royal. Ce rapport fut entièrement favorable à Jeanne. La commission déclara en substance qu'il résultait de toutes les enquêtes, de tous les interrogatoires auxquels ses membres avaient procédé, et aussi du rapport de plusieurs dames d'excellente renommée qui avaient examiné et surveillé de près les mœurs de la jeune fille, que Jeanne était une fervente catholique; qu'on n'avait rien trouvé en elle qui fût contraire à la foi ou à la morale chrétienne; qu'elle avait répondu à des questions difficiles avec sagesse et simplicité; qu'il n'était donc pas impossible qu'elle fût envoyée par Dieu, et que, attendu l'état désespéré où se trouvait le royaume, les théologiens pensaient que le roi pouvait, et même devait l'employer sans crainte contre ses ennemis. (26)
  Les interrogatoires que Jeanne subit à Poitiers, ainsi que les conclusions des examinateurs, avaient été consignés dans un livre auquel la Pucelle renvoya fréquemment ses juges dans le cours de son procès à Rouen. Ce livre fut perdu de très bonne heure, et l'on se retient difficilement de soupçonner ceux des conseillers du roi qui montrèrent toujours pour Jeanne une malveillance décidée de l'avoir fait disparaître.
  Bien qu'elles n'aient été composées que plus tard, il convient de rattacher à l'examen de Poitiers les consultations adressées au roi par deux saints docteurs au sujet de la Pucelle. Jacques Gelu, archevêque d'Embrun, conclut ainsi un traité spécialement consacré à examiner la nature de l'inspiration de Jeanne, et les raisons qu'avait Charles VII d'ajouter foi à ses promesses :
« Nous conseillons donc qu'en toutes choses on se guide d'abord « sur l'opinion de la Pucelle, et que le roi s'attache à suivre les « conseils précis qu'elle pourra donner, parce qu'ils viennent de « Dieu... Son avis doit être demandé avant tout, et l'on doit le « rechercher de préférence à celui de tous les autres conseillers... « Que le roi, avec humilité et reconnaissance, courbe la tête et « fléchisse les genoux devant la majesté divine, et qu'il exécute les « ordres de Dieu avec vigilance et promptitude (27). »
  Par malheur, le roi et son conseil ne se souvinrent pas toujours assez des exhortations du pieux archevêque.
  La lumière de l'Église de France, le grand Gerson, qui devait mourir moins de deux ans après, s'écriait, le 14 mai 1429, dans le dernier écrit qui soit sorti de sa plume, et qui est intitulé : Opuscule sur le fait de la Pucelle :
« Que la grâce divine, manifestée en cette Pucelle, ne tourne « point, par notre faute, en vanités, en haines, en séditions, en vente geance d'injures passées; mais que, excitant tout le peuple à la « prière, cette grâce nous procure enfin la douce paix, afin que, « délivrés, avec l'aide de Dieu, des mains de nos ennemis, nous « adorions le Seigneur, dans la sainteté et la justice, tous les jours « de notre vie. Ainsi soit-il, cela a été fait par Dieu (28) »
  Quant à ces habits d'homme qui furent si souvent et si amèrement reprochés à Jeanne par ses juges, Jacques Gelu et Jean Gerson reconnurent, comme les examinateurs de Poitiers, que, puisqu'elle devait faire œuvre d'homme et de guerrier, il était juste et licite qu'elle portât des habits conformes à son état. C'était, nous l'avons dit, la sauvegarde de sa pudeur.
  Au moment où Jeanne va enfin faire son entrée dans la vie publique, c'est le temps de nous livrer à son sujet, nous aussi, à un rapide examen, de rechercher sommairement, pour mieux comprendre ses actes dans le cours de sa brève carrière, quels étaient, sous l'inspiration d'en haut qui la dominait, ses sentiments et, pour ainsi dire, ses opinions, ses sympathies, ses antipathies politiques.
  Quel vif amour Jeanne avait pour la France, nous l'avons dit déjà, et il est à peine besoin de le redire, tant sa vie et sa mort témoignent d'un patriotisme extraordinaire, que Dieu éleva dans son âme à la hauteur d'une inspiration surnaturelle. Elle s'était vouée à la France, elle ne respirait que pour le salut et l'honneur de la patrie ; c'était sa pensée constante, à laquelle se rapportaient tous les élans de son esprit, tous les battements de son cœur. Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est que cet amour du pays avait pour elle une expression précise, et se réalisait en quelque sorte dans un






          
                                      


Source : Jeanne d'Arc - Marius Sépet - 22° éd. 1899

Notes :
1 Quicherat, Aperçus nouveaux, pp. 25-27. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, pp. 162-165.

2 Quicherat, Aperçus nouveaux, pp. 27, 28. — Vallet de Viriville, t. II, pp. 159-162. — Du Fresne de Beaucourt, le Règne de Charles VII, etc., p. 74-76.

3 Quicherat, Aperçus nouveaux, pp. 28, 29. — Cf. Vallet de Viriville, t. I, pp. 163, 164.

4 Procès, t. III, p. 16.

5 Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 29.

6 Procès, t. III, pp. 114, 145.

7 Déposition du frère Jean Pasquerel. Procès, t. III, p. 102.

8 Vallet.de Viriville, t. II, p. 57, n. 2.

9 Procès, t. I, p. 75. — Cf. Vallet de Viriville, t. II, p. 57.

10 Procès, t. I, p. 75. « Sans compter la lumière spirituelle, » dit en parlant des torches Jeanne, qui avait gardé de cette entrevue une impression très vive.

11 Procès, t. IV, pp. 52, 53; t. III, pp. 102,103, 115, 116; t. V, p. 133.

12 Procès, t. IV, pp. 208, 209. — Chronique de la Pucelle, publiée par Vallet de Viriville, pp. 274, 275.

13 Procès, t. IV, pp. 277-280.

14 Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, p. 50.

15 Procès, t. III, p. 92. — Cf. Abel Desjardins, p. 32. — Cf. aussi l'ouvrage du R. P. Ayroles : la vraie Jeanne d'Arc. La Pucelle devant l'Église de son temps. — Paris, Gaume, 1890, in-4°, p. 7 et suiv.

16 Procès, t. I. pp. 143-145; t. III, p. 66.

17 Chronique de la Pucelle, p. 275. — Cf. Procès, t. IV, p. 209.

18 Procès, t. III, pp. 19, 203. — R. P. Ayroles, pp. 8 et suiv.

19 Procès, t. III, p. 74.

20 Ibid., t. III, p. 204.

21 Procès, t. IV, p. 210. - Chronique de la Pucelle, p. 275.

22 Procès, t. III. pp. 204, 205. — Cf. Wallon, t. I, pp. 42, 43. — Il ne serait pas juste au fond de blâmer Pierre Séguin; mais nous avons dû mettre en relief dans cet épisode l'impatience où Jeanne, retardée dans sa mission par des interrogatoires multipliés, était de combattre les Anglais et de procurer le salut de sa patrie. - Chronique de la Pucelle, p. 270. — Procès, t. IV, p. 211.

23 Procès, t. III, p. 82.

24 Ibid., t. III, p. 74.

25 Ibid., t. III, pp. 75,80,205.

26 Procès, t. III, passim.— Ce qui est énoncé par nous dans ces quelques lignes, c'est le résultat général de l'examen de Poitiers. Mais nous devons dire que le texte même des conclusions des docteurs, telles qu'elles nous ont été conservées dans un résumé qui fut alors rendu public, en diffère un peu dans les termes. — Cf. Wallon, t. I, p. 46; Abel Desjardins, p. 36; R. P. Ayroles, pp. 13 et suiv.,685, 686; et Procès, t. III, p. 391.

27 Procès, t. III,pp. 409, 410. — Jacques Gelu s'était d'abord montré plus défiant, comme on le voit par ses lettres écrites en réponse à celles qui lui furent adressées au nom du roi au moment même des examens de Chinon et de Poitiers. — Cf. II. P. Ayroles, pp. 2 et suiv., 32 et suiv.

28 Procès, t. II, p. 304. — Cf. R. P. Ayroles, pp. 20 et suiv.

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Jeanne d'Arc
Marius Sépet - 22°éd. 1899

Index

Préface

Introduction :


Livre I
I - L'enfance, ... les Voix
II - Le départ
III - L'examen






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Jeanne d'Arc, histoire et dictionnaire