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04 mai 2024  

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Introduction - p.11 à 56


LES ORIGINES FRANÇAISES - LA FRANCE AVANT JEANNE D'ARC

La vocation de la France. — Origines celtiques, romaines, chrétiennes, germaniques. — Le baptême de Clovis. — Période mérovingienne. — Lutte contre les invasions païennes et sarrasines. — Charles Martel et Pépin. — Charlemagne. — Constitution de la chrétienté. — Démembrement de l'empire. — La décadence carolingienne. — La première féodalité. — Les invasions normandes. — Robert le Fort et le roi Eudes. — Les derniers Carolingiens et les ducs de France. — Avènement de Hugues Capet. — L'aristocratie féodale au XIe siècle. — La Chanson de Roland. — Les croisades. — La trêve de Dieu.
— Les monastères. — Les communes. — Philippe-Auguste. — L'hérésie albigeoise. — La France au temps de saint Louis. — Philippe le Bel et ses fils. — Avènement des Valois. — La loi salique. — Causes de la guerre de Cent ans. — Les origines anglaises.
— État militaire des deux nations. — Crécy, Poitiers. — Etienne Marcel et les états généraux de 1356. — Charles V et du Guesclin. — Minorité et folie de Charles VI. — Gouvernement des princes. — Assassinat du duc d'Orléans. — Armagnacs et Bourguignons. — Henri V de Lancastre. — Azinçourt. — Isabeau de Bavière et Jean sans Peur.
— Double gouvernement. — Le dauphin. — Le meurtre de Montereau. — Le traité de Troyes. — Avènement de Charles VII; premières années de son règne. — Le roi de Bourges. — Le siège d'Orléans. — La journée des Harengs. — Péril de la dynastie et de l'indépendance française. — Appel à Dieu.


  
eanne d'Arc, sous l'inspiration divine, résume en elle d'une façon merveilleuse et porte jusqu'aux hauteurs de l'ordre surnaturel le patriotisme français de la fin du moyen âge. Elle a consacré sa vie et sa mort au salut de la nation française et de la dynastie représentant cette nation, dont Jeanne avait reçu de Dieu mission de maintenir l'indépendance, et de rétablir la place entre les peuples chrétiens. Il n'est donc pas inutile, pour se rendre un compte exact de cette mission de l'héroïque vierge, de porter ses regards, d'une façon un peu attentive, sur le tableau des origines et le spectacle des vicissitudes de cette nation et de cette dynastie, que Jeanne d'Arc a tant aimées, auxquelles elle a donné son sang. Le patriotisme de Jeanne, élevé par la grâce céleste à la puissance d'une idée et d'un sentiment religieux, avait pour objet une tradition historique formée par la Providence à travers les siècles, et que doivent par conséquent éclairer pour nous l'histoire et la philosophie de l'histoire.
  « Ce même Dieu, dit Bossuet, qui a fait l'enchaînement de l'univers, et qui, tout-puissant par lui-même, a voulu, pour établir l'ordre, que les parties d'un si grand tout dépendissent les unes des autres; ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l'élévation à laquelle ils étaient destinés, et qu'à la réserve de certains coups extraordinaires, où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans les siècles précédents (1). »
  Parmi les caractères divers et les rôles variés qui échoient aux nations comme aux individus, dans le plan dessiné par la main divine au milieu de l'apparente confusion des choses humaines, ainsi qu'un cadre général où rentrent les effets prévus des causes et des actions particulières, certains peuples semblent avoir été, pour ainsi dire, l'objet d'une attention plus spéciale de la Providence et avoir reçu d'elle une vocation plus déclarée. Ainsi, en dehors du peuple hébreu, dont la mission fut surnaturelle, nous apparaissent dans l'antiquité la Grèce et Rome, dont l'influence, survivant aux peuples qui l'ont produite, se fait sentir, aujourd'hui encore, à tout l'univers civilisé. Ainsi nous apparaît aussi, depuis la chute de l'empire romain, la France, qui fut comme marquée d'un caractère sacré, quand, sur les débris de cet empire, Dieu la suscita la première entre les nations chrétiennes du monde moderne et fit ainsi d'elle la fille aînée de l'Église.
Le sol que nous habitons a été foulé par bien des peuples depuis les premières tribus qui, à une époque que l'histoire n'atteint pas, y pénétrèrent, venant du berceau commun de la race humaine, fille aînée de l'Église.
  Le sol que nous habitons a été foulé par bien des peuples depuis les premières tribus qui, à une époque que l'histoire n'atteint pas, y pénétrèrent, venant du berceau commun de la race humaine, fille d'Adam et de Noé. Ces premiers habitants furent vaincus, détruits ou absorbés par de nouveaux arrivants, que des invasions ultérieures détruisirent ou absorbèrent eux-mêmes. Ce fut la race celtique, branche de la grande race indo-européenne, fille de Japhet, venue en Europe des plateaux de l'Asie centrale, qui enfin demeura maîtresse de ce sol, où elle établit l'un de ses rameaux, la nation gauloise, qui y ébaucha une civilisation incomplète. C'est des Gaulois que viennent, dit-on, le fond de notre sang et quelques-uns des traits de notre caractère. Mais la discipline romaine a longuement façonné la Gaule et laissé sur elle, après même qu'elle fut devenue la France, une empreinte ineffaçable.
  Le touchant et chevaleresque héroïsme du jeune Vercingétorix a illustré la chute de l'indépendance gauloise. Mais cela ne doit point nous fermer les yeux sur l'importance de l'œuvre accomplie par César. Si la conquête de la Gaule a été pour lui un moyen de parvenir à cette dictature sur Rome et sur le monde, à laquelle aspirait son ambition personnelle, elle a eu sur les destinées de l'Europe un effet immense.
  La Gaule indépendante était, malgré sa demi-civilisation, l'avant-garde de la barbarie. La Gaule conquise par César, et façonnée à la romaine par Auguste et ses successeurs, fut désormais, en face de la Germanie barbare, que l'irruption des Cimbres et des Teutons avait déjà montrée menaçante, le premier rempart de la civilisation. La ruine du monde romain fut peut-être par là retardée de plusieurs siècles, pendant lesquels s'y établit une force sociale nouvelle, née de la croissance surnaturelle du christianisme; et ce fut par cette force qu'au jour de son triomphe la barbarie fut arrêtée, vaincue, transformée. La Gaule disciplinée, cultivée par le génie romain, dont la France est en grande partie demeurée l'héritière, fut le principal champ de cette résistance victorieuse et de cette transformation, d'où est sortie la civilisation moderne.
  Cette civilisation est issue, en effet, du christianisme et de la civilisation antique, dont les éléments durables furent recueillis et ranimés par l'Église, et fécondés par les aptitudes, que cette même Église reconnut et développa, des races jeunes qui vinrent au ve siècle s'établir sur le sol du vieil empire. Les Francs, qui ont donné leur nom à notre patrie, quand ils s'installèrent définitivement en Gaule, la trouvèrent chrétienne et prête à les baptiser. Saint Martin de Tours, achevant l'œuvre des premiers apôtres de la Gaule, venait, en déracinant le paganisme des campagnes, de préparer aux compagnons de Glovis un milieu favorable à leur conversion (2). Le signal en fut donné, après Tolbiac, par Clovis lui-même. Le baptistère de Reims fut le berceau de la France.
  Un grand travail se fit en Europe durant la période barbare; ce fut, sous la main de Dieu, comme le débrouillement d'un chaos d'où sortit un nouveau monde. La France fut alors, sous la direction de l'Eglise, le principal instrument des desseins providentiels. Sous les rois mérovingiens, issus de Clovis, parmi les déchaînements des guerres publiques et privées et le bouillonnement des passions furieuses, commence la fusion qui devait faire une seule nation de la population gallo-romaine et des Germains convertis. Les Mérovingiens, trop vite gagnés aux habitudes de la décadence romaine, deviennent bientôt inférieurs à la tâche qui leur incombe, et ne sont plus qu'un jouet entre les mains des maires du palais et des grands qui se disputent le pouvoir en des luttes sanglantes. L'Église, en ces temps troublés, poursuit son œuvre de conversion, d'apaisement et de civilisation. Les monastères, vastes comme des cités, s'ouvrent de toutes parts, comme des refuges, au milieu de la tourmente. On y prie et on y travaille. Ce sont des fermes et des ateliers, où se conservent les traditions de l'agriculture et de l'industrie, et où s'abritent, sous les privilèges et les immunités accordées aux moines par les conquérants frappés de la grandeur et de la nécessité de leur œuvre, des populations de colons et d'artisans. Ce sont des écoles où se transmet le flambeau des lettres et des arts.
  La société chrétienne et la France, à peine naissante, étaient gravement menacées par la continuation des invasions barbares, poussant vers le Rhin, à travers la Germanie, une succession de peuplades et de hordes païennes qui, renversant la puissance franque, puis se renversant l'une l'autre, n'auraient permis de rien fixer. Le danger n'était par moins déclaré du côté des Pyrénées, d'où les Sarrasins, après avoir conquis l'Afrique et l'Espagne, s'élançaient pour imposer à la Gaule et à l'Europe entière la religion stérile des disciples de Mahomet. La maison d'Héristal fit face à ce double danger. Charles Martel marqua dans les champs de Poitiers la borne de l'invasion musulmane et étendit au delà du Rhin, aux dépens de la barbarie païenne, le domaine de la nouvelle civilisation. Son œuvre fut continuée par son fils Pépin, qui devint roi et, mettant son épée au service du saint-siège, comprit que dans la papauté résidait la pierre angulaire de l'édifice social, en train de s'élever sur les ruines du monde romain. La constitution ou l'affermissement de la souveraineté temporelle du vicaire de Jésus-Christ, sauvegarde de son indépendance, fut l'une des plus belles œuvres de Pépin et de Charlemagne.
  Celui-ci, par la conquête de la Germanie, acheva en quelque manière ce que, par la conquête de la Gaule, César avait commencé. La terre d'où était sorti le flot des barbares devint à son tour le rempart de la civilisation renaissante dont Charles, pour en assurer la défense, concentra toutes les forces dans ses puissantes mains. La couronne impériale que reçut à Rome le fils de Pépin, au jour de Noël de l'an 800, des mains du pape Léon III, fut le signe de la chrétienté fondée. C'est la France de Clovis qui a fourni les moyens de ce grand ouvrage au génie de Charlemagne (3).
  L'unité du nouvel empire était d'une double nature. En tant que confédération religieuse et sociale, groupant tous les peuples de l'Europe occidentale dans une patrie commune et supérieure, la chrétienté, à laquelle d'autres nations devaient successivement s'adjoindre, elle a duré jusqu'à nos jours et, dans une certaine mesure, subsiste encore. En tant que système politique, donnant à l'Occident tout entier un unique chef, l'empereur, avec des lieutenants appelés rois, commandant sous ses ordres aux grandes subdivisions de l'empire, elle devait à peine survivre à son glorieux fondateur. L'empire de Charlemagne était, à ce point de vue, moins un État proprement dit, ou une réunion d'États, qu'un vaste camp retranché, dont les royaumes subordonnés formaient les circonscriptions militaires. Cette concentration devenait moins utile, une fois la cause de la civilisation gagnée en principe par l'épée de Charlemagne, et elle aurait en tout cas exigé, pour se maintenir, une main plus ferme que celle de son héritier. L'unité politique du nouvel empire d'Occident, violemment ébranlée par les révoltes des fils de Louis le Débonnaire, fut définitivement rompue après sa mort par la défaite de l'empereur Lothaire à Fontanet (25 juin 841). C'est à cette date que la France reprend son développement propre et que l'Allemagne chrétienne commence le sien.
  Ni l'une ni l'autre de ces deux nations ne devait conserver à sa tête, pour diriger ses destinées particulières, la dynastie issue de Pépin et de Charlemagne. La maison carolingienne régna pourtant en deçà du Rhin près d'un siècle encore, mais avec des intermittences et dans des conditions à la fin bien précaires. La principale cause de sa chute fut l'avènement de la féodalité, système politique et social qui enleva momentanément à la royauté l'autorité qu'il était réservé aux Capétiens de lui rendre.
  Le règne de Charles le Chauve et de ses premiers successeurs voit rapidement s'accomplir cet affaiblissement du pouvoir central et cet universel relâchement des anciens liens sociaux d'où résulta, par une reconstitution naturelle et, pour ainsi dire, spontanée de la société, le régime appelé féodal. La seconde moitié du IXe siècle et le Xe tout entier sont agités par cette tourmente.
  L'irruption des pirates du Nord, appelés Normands, qui, remontant les fleuves sur leurs rapides navires, promènent dans toute la France le ravage et l'incendie, ajoute aux troubles sanglants de cette époque terrible mais héroïque. De vaillants capitaines, les uns de race illustre, les autres soldats de fortune, tous suivis de compagnons fidèles, de vassaux éprouvés, se lèvent de tous côtés sur le sol que la royauté ne peut plus ni tenir en paix ni défendre. Tantôt révoltés contre le roi, tantôt se mettant à sa disposition moyennant l'abandon de riches domaines; tantôt guerroyant l'un contre l'autre, tantôt défendant les populations contre les pirates, ils occupent les villes, ils se taillent sur le territoire des États presque indépendants. Les plus puissants d'entre eux reçoivent le gouvernement de vastes provinces, duchés ou comtés, qu'ils rendent héréditaires dans leurs familles; les moins puissants se rangent dans la clientèle des premiers; ils sont investis par eux de gouvernements subordonnés, de comtés inférieurs ou de vicomtés, et ils ont eux-mêmes sous leurs ordres de nombreux barons, qui couvrent les campagnes de leurs donjons fortifiés. Les simples hommes libres, abandonnés par le roi, se recommandent directement, eux et leurs biens, à ces ducs, à ces comtes, à ces vicomtes, à ces barons, afin d'être protégés par eux, et les reconnaissent pour leurs seigneurs. Une longue chaîne de droits et de devoirs réciproques relie entre eux peu à peu tous les membres de la société française, au sommet de laquelle on voit en même temps s'élever et se fixer une nouvelle race de rois.
  Robert le Fort, qui en est la tige, fut un de ces héroïques aventuriers qui vit apparaître le règne de Charles le Chauve. Il se couvrit de gloire dans la défense du sol contre les Normands et mourut, frappé à Brissarthe, pour la cause de la religion et de la patrie. Les chroniqueurs du temps le comparent à Judas Machabée. Eudes, son fils, comte de Paris, dirigea la résistance de cette ville pendant le long siège qu'a raconté le moine Abbon, ajouta encore par là à l'illustration de son père et se signala par ses victoires sur les pirates. Bouclier de la France contre ces barbares, il fut élu roi après la déposition de Charles le Gros. Quand Charles le Simple, qui lors de cette élection n'était qu'un enfant, fut en âge de réclamer le royaume, il essaya de le conquérir à main armée. Eudes, modéré non moins qu'héroïque, consentit enfin, pour ne point prolonger la guerre civile, à transiger avec le descendant de Charlemagne, auquel, dit-on, il céda quelques provinces et qui, après la mort de son compétiteur, ceignit la couronne de ses aïeux, du consentement des barons et de Robert, frère d'Eudes. Mais cette couronne était bien chancelante sur sa tête. Sa faiblesse et ses fautes rébranlent encore davantage. Robert, comte de Paris, duc de France, maître du territoire situé entre Seine et Loire, second personnage du royaume par le rang et le premier par la force, est proclamé roi par les barons révoltés. Il est tué dans une bataille contre Charles, à qui cette mort sert peu. Les partisans de Robert choisissent pour lui succéder Raoul, duc de Bourgogne. Charles, tombé dans un piège que lui tend le traître Herbert, comte de Vermandois, meurt à Péronne, après une douloureuse captivité. Il semble que c'en soit fait du règne des Carolingiens.
  Quand Raoul meurt, après un règne troublé par des dissensions furieuses, il dépend de Hugues le Grand, fils de Robert, beau-frère de Raoul, de fixer définitivement le trône dans sa maison. Mais ce prince juge que l'heure n'est pas venue, et préfère régner seulement de fait sous le nom de Louis d'Outre-Mer, fils de Charles le Simple, réfugié en Angleterre, qu'il en rappelle et qu'il place sur le trône et sous sa tutelle. Louis IV, plein de vaillance et d'activité, s'impatiente de ce patronage et cherche à s'en affranchir. Il multiplie, durant tout son règne, de hardies mais vaines tentatives pour reconquérir des domaines et des vassaux qui puissent constituer à sa royauté de nom une force effective. Son fils Lothaire et son petit-fils Louis V, qu'on a tort d'appeler fainéant, montre une égale énergie avec aussi peu de succès. Ils sont tenus en échec par Hugues Capet, fils de Hugues le Grand, solidement établi dans son duché de France, qui lui constitue cette puissance territoriale et militaire dont manquent les Carolingiens. Véritable chef de la féodalité française, ce prince, aussi patient qu'habile et politique consommé, ne se hâte point de profiter de l'impuissance de la dynastie expirante et sait longtemps attendre l'heure propice pour lui succéder. Cette heure arrive après la mort de Louis V.
  Hugues Capet, qui, du vivant des derniers rois, aux heures du moins où ceux-ci se résignaient à leur faiblesse, exerçait déjà sur l'ensemble du territoire, outre son autorité dans son duché propre, une sorte de vice-royauté légale, est élu roi par l'assemblée des grands du royaume, de préférence à Charles, duc de basse Lorraine, oncle de Louis V et frère de Lothaire, prince mal famé, qui tente inutilement de conquérir la couronne et meurt en captivité. Hugues Capet se hâte d'associer au trône son fils Robert. Ses premiers successeurs imitent en cela son exemple. La royauté, jusqu'alors demi-élective, va par là insensiblement devenir purement héréditaire. La France trouve dans la maison capétienne sa dynastie nationale
  Issue du régime seigneurial, qu'elle était destinée à vaincre, cette dynastie, sous les premiers successeurs de Hugues Capet, est d'abord comme obscurcie, quoiqu'elle ne laisse pas de s'affermir sur le trône, par la brillante expansion, durant le XIe siècle, de l'aristocratie féodale arrivée à son second âge. Les passions violentes de ces ducs, de ces comtes, de ces barons vêtus de fer, éclatent comme un ouragan déchaîné, mais laissent place pourtant à de nobles sentiments dans ces rudes âmes, qui s'élèvent parfois à de hautes vertus ou savent expier leurs crimes par d'héroïques pénitences. Les grandes idées de la religion, de la patrie, de la royauté chrétienne subsistent au fond des cœurs, où elles constituent un idéal que contredisent souvent les actes des seigneurs, mais où du moins se plaît leur pensée, et qu'ils aiment à retrouver en action dans les chants guerriers qu'entonnent devant eux les jongleurs épiques aux jours de bataille. L'inspiration catholique et française de la Chanson de Roland est déjà bien de la même nature que ce patriotisme de la vierge de Domremy, sur lequel Dieu mettra le sceau de sa grâce et des révélations célestes. On ne s'étonne point qu'elle ait produit Jeanne d'Arc, la nation pour laquelle la mort de son héros légendaire était décrite en ces termes, il y a maintenant huit cents ans :

              Roland sent que la mort l'entreprend,
              Et qu'elle lui descend de la tête sur le cœur.
              Il court se jeter sous un pin :
              Sur l'herbe verte il se couche face contre terre ;
              Il met sous lui son olifant et son épée,
              Et se tourne la tête contre les païens.
              Et pourquoi le fait-il? Ah ! c'est qu'il veut
              Faire dire à Charlemagne et à toute l'armée des Francs,
              Le noble comte, qu'il est mort en conquérant.
              Il bat sa coulpe, il répète son mea culpa.
              Pour ses péchés au ciel il tend son gant :
      Les anges de Dieu descendent d'en haut, et sans retard le reçoivent.               Roland sent que son temps est fini.

              Il est là au sommet d'un pic qui regarde l'Espagne ;
              D'une main il frappe sa poitrine :
              « Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance,
              « Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands,
              « Pour tous ceux que j'ai faits depuis l'heure de ma naissance
              « Jusqu'à ce jour où je suis parvenu. »
              Il tend à Dieu le gant de sa main droite,
              Et voici que les anges du ciel s'abattent près de lui.

              Il est là, gisant sous un pin, le comte Roland;
              Il a voulu se tourner du côté de l'Espagne.
              Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses :
              De tous les pays qu'il a conquis,
              Et de douce France, et des gens de sa famille,
              Et de Charlemagne, son seigneur, qui l'a nourri,
              Et des Français qui lui étaient si dévoués.
              Il ne put s'empêcher d'en pleurer et d'en soupirer.
              Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,
              Et de nouveau réclame le pardon de Dieu :
              « O notre vrai Père, dit-il, qui jamais ne mentis,
              « Qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts
              « Et défendis Daniel contre les lions,
              « Sauve, sauve mon âme, et défends-la contre tous périls,
              « A cause des péchés que j'ai faits en ma vie. »
              Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite ;
              Saint Gabriel l'a reçu.
              Alors sa tête s'est inclinée sur son bras,
              Et il est allé, mains jointes, à sa fin.
              Dieu lui envoie un de ses anges chérubins,
              Saint Raphaël et saint Michel du Péril.
              Saint Gabriel est venu avec eux.
              Ils emportent l'âme du comte au paradis (4)...

  On voit se dessiner dans la Chanson de Roland cette belle idée de l'héroïsme chrétien que l'Église proposa, pour la policer, à l'aristocratie militaire de cette époque sous le nom de chevalerie (5). On y voit aussi nettement apparaître la pensée et le sentiment qui inspirèrent les croisades. Ces grandes expéditions par où la papauté ouvrit, pour ainsi dire, une issue méritoire au trop-plein bouillonnant des énergies féodales, étaient primitivement dans les vœux de tous et furent une suite naturelle de l'œuvre défensive de Pépin et de Charlemagne. C'est la lutte continuée de la chrétienté naissante contre la puissance musulmane, sur laquelle, jusqu'à la bataille de Lépante, au xvie siècle, et encore au delà, les souverains pontifes ne cesseront d'avoir l'œil, contre laquelle ils s'efforceront sans cesse de tourner l'attention et de réunir les forces de l'Europe civilisée. Dans cette lutte pour la conquête des lieux saints et en même temps pour la vie et l'avenir du monde moderne, la France, au moyen âge, tint le premier rang. Elle a mérité qu'on appelât les exploits des croisés les actes de Dieu accomplis par la main des Francs : Gesta Dei per Francos.
  Employant au dehors la valeur des barons à cette grande œuvre, l'Église s'efforce au dedans de modérer les excès de leur humeur batailleuse, fertile en guerres privées, en dévastations, en pillages, qui entravaient la culture du sol et faisaient aux pauvres habitants des campagnes, tenanciers ou serfs, une vie douloureuse et tourmentée. Elle leur imposa la trêve de Dieu. Dans les monastères se continue l'œuvre commencée à l'époque romaine et mérovingienne par les fils de saint Benoît. Ceux-ci accroissent, en le défrichant, la valeur du territoire, et rendent heureux sur leurs domaines les serfs agricoles, que les religieux, qui ne sont point pressés d'argent, traitent en serviteurs héréditaires, exécuteurs de leurs desseins de prospérité future, plutôt qu'en matière exploitable et en source immédiate de revenus. L'industrie fleurit aussi dans les abbayes, où les arts mécaniques, ceux surtout qui touchent aux beaux-arts, sont l'objet d'un enseignement qui en rehausse la valeur. C'est de ces écoles monastiques que sortent les maîtres et les ouvriers qui couvrent au XIe siècle le sol français de ces belles églises romanes dont la splendeur ultérieure de l'art gothique n'effacera pas, aux yeux des hommes de goût, la sobre et forte élégance (6). Dans ces mêmes écoles, ouvertes aux laïques et même aux serfs bien doués, l'enseignement gradué des lettres et des sciences, produisant de nombreux disciples, prélude à l'établissement des futures universités.

  On voit, sous le patronage de l'Église, les artisans des villes, comme les colons des campagnes, se grouper en confréries pieuses et charitables, non étrangères sans doute au développement de ces corporations industrielles et marchandes, qui peu à peu formeront dans les villes des sociétés puissantes et privilégiées et dont la part, ce semble, ne fut pas petite dans le mouvement communal. Ce mouvement, qui en quelques cités eut une violence révolutionnaire, paraît avoir abouti, dans son ensemble, à des transactions pacifiques entre les seigneurs et la bourgeoisie naissante, dont les aspirations trouvèrent un appui et une tutelle modératrice dans l'autorité royale. Celle-ci, en effet, commençait, dans les mains énergiques de Louis le Gros, à reprendre vie, et en même temps à réagir contre l'aristocratie féodale, à laquelle, avec l'aide de la bourgeoisie émancipée, la royauté capétienne allait de jour en jour faire sentir plus rudement sa main.
  La politique royale obtient de décisifs et durables succès sous Philippe-Auguste, petit-fils de Louis le Gros, dont les guerres et les institutions sont dirigées vers l'établissement futur de l'unité territoriale par l'agrandissement des domaines propres de la couronne et vers l'affermissement du pouvoir central, qui désormais sera hors de pair parmi les pouvoirs seigneuriaux. Ceux-ci commencent à reconnaître des lois générales, rendues, il est vrai, avec leur assentiment, mais émanant avant tout de la royauté, qui reprend ainsi le caractère d'une autorité souveraine devant laquelle va s'effacer de jour en jour davantage, dans l'ordre politique, l'ancienne idée féodale. Continuant l'œuvre de l'Église, Philippe-Auguste prend en main, par la quarantaine-le-roi et par l'assurement, qui accroissent les bienfaits de la trêve de Dieu, les intérêts de la paix publique. La victoire de Bouvines. où se sont groupés autour de lui contre l'invasion étrangère les barons féodaux et les milices des communes, affirme avec éclat l'existence de la nationalité française, et scelle l'alliance de la nation avec la dynastie issue de Robert le Fort et de Hugues Capet.
  La croisade dirigée contre l'hérésie albigeoise sous le règne de Philippe-Auguste, qui directement n'y prit point de part, fut terminée par son fils Louis VIII au profit de la royauté. Le succès de cette hérésie pernicieuse aurait été la ruine de la civilisation catholique. La répression en fut méritée, mais sanglante et non sans excès. L'orthodoxie de la France, c'est-à-dire sa plus ancienne et sa plus précieuse tradition, fut maintenue. La France demeura la nation très chrétienne, et, après la mort de Louis VIII, elle eut pour roi saint Louis.
  Saint Louis nous offre l'idéal réalisé de la royauté chrétienne et française du moyen âge. Son règne marque l'apogée de cette grande époque, et forme comme un point d'arrêt d'où l'on peut contempler le spectacle de l'ordre nouveau qui, sous l'influence de l'Église, avait succédé au chaos de la période barbare et des premiers temps féodaux. Il s'établit alors un équilibre momentané des divers éléments constitutifs de la société française. L'Eglise, que Grégoire VII et ses successeurs ont délivrée des périls qui résultaient pour elle de la place qu'elle avait dû prendre dans l'organisation féodale, poursuivit en France, comme dans toute la chrétienté, sa mission de salut et de civilisation; c'est elle qui a fourni à la royauté renaissante ses conseillers les plus sages. Elle vient d'être, pour ainsi dire, rajeunie par l'institution des deux ordres de Saint-Dominique et de Saint-François, promptement répandus en France, et qui ravivent dans notre pays la science, la piété et la charité chrétienne. La royauté ajoute à la puissance matérielle et à l'autorité politique et sociale, que lui ont rendues Louis le Gros et Philippe-Auguste, l'incomparable prestige qu'elle doit aux vertus de Louis IX, qui suit d'ailleurs, en la réglant selon les principes de sa conscience de saint, la marche ouverte par ses aïeux, et sait faire sentir sa force aux grands comme sa bonté aux petits. Son gouvernement ferme et sage, son administration équitable et sensée, font respecter et chérir par la nation les prérogatives d'un pouvoir qu'il n'exerce que pour le bien. La dynastie fondée par Hugues Capet est définitivement consacrée par saint Louis.
  Les seigneurs sont loin encore sans doute d'avoir abjuré cette turbulence inquiète et cette promptitude à saisir la lance et l'épée qui avaient fait de leurs ancêtres, les premiers barons féodaux, de si terribles guerroyeurs. Mais ils se sont déjà pourtant bien assouplis et policés, grâce à l'influence de l'Église et à l'autorité croissante du pouvoir royal. L'aristocratie du temps de Louis IX nous offre des types aimables, comme celui du sire de Joinville, l'ami, le confident et l'historien du saint roi. Si elle n'a pas perdu tous les défauts de ses pères, elle a d'ailleurs conservé leurs qualités et continue à fournir sur les champs de bataille des types d'héroïsme dignes de la Chanson de Roland. Tel ce Gaucher de Châtillon, dont Joinville nous raconte la mort dans la retraite désastreuse de l'armée d'Égypte.
  « Je ne veux pas oublier certaines choses qui advinrent en Égypte tandis que nous y étions. Tout premièrement je vous parlerai de monseigneur Gaucher de Châtillon, dont un chevalier, qui avait nom monseigneur Jean de Monson, me conta qu'il vit monseigneur de Châtillon dans une rue qui était au village là où le roi fut pris; et cette rue passait toute droite parmi le village; si bien qu'on voyait les champs d'un côté et de l'autre. En cette rue était monseigneur Gaucher de Châtillon, l'épée au poing, tête nue.
  « Quand il voyait que les Turcs se mettaient dans cette rue, il leur courait sus, l'épée au poing, et les jetait hors du village, et les Turcs en fuyant devant lui (eux qui tiraient aussi bien derrière que devant) le couvraient tout de traits. Quand il les avait chassés hors du village, il se débarrassait de ces traits qu'il avait sur lui, et remettait sa cotte d'armes sur lui, et se dressait sur ses étriers, et étendait les bras avec l'épée, et criait : « Châtillon, chevalier! où sont mes prud'hommes? » Quand il se retournait et qu'il voyait que les Turcs étaient entrés par l'autre bout, il recommençait à leur courir sus, l'épée au poing, et les poursuivait; et ainsi fit-il par trois fois de la manière dessus dite.
  « Quand l'amiral des galères m'eut amené vers ceux qui furent pris à terre, je m'enquis à ceux qui étaient autour de lui; mais je ne trouvai personne qui me dit comment il fut pris, si ce n'est que monseigneur Jean Fouinon, le bon chevalier, me dit que quand on l'emmena prisonnier à Mansourah, il trouva un Turc qui était monté sur le cheval de monseigneur Gaucher de Châtillon; et la croupière du cheval était toute sanglante. Et lui demanda ce qu'il avait fait de celui à qui le cheval était; et le Turc lui répondit qu'il lui avait coupé la gorge sur son cheval même, ainsi qu'il apparut à la croupière, qui en était ensanglantée de sang (7). »
  L'aristocratie française ne donnait pas seulement à la royauté de preux chevaliers, comme ce Geoffroy de Sargines, qui durant la retraite d'Egypte défendait son royal maître, saint Louis, contre les attaques des Sarrasins, « ainsi que le bon valet défend la coupe de son seigneur des mouches. » C'est des rangs inférieurs de la noblesse qu'à cette époque sortirent aussi, en grande partie, ces sages conseillers qui assistaient le roi pour l'administration et pour la justice. Tels le jurisconsulte Pierre de Fontaine et   Geoffroy de Villette, bailli de Tours en 1261, que Joinville nous représente auprès de saint Louis aux fameuses audiences du bois de Vincennes.
« Maintes fois il advint qu'en été il allait s'asseoir au bois de Vincennes après sa messe, et s'accotait à un chêne, et nous faisait asseoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient lui parler sans empêchement d'huissier ni d'autres gens. Et alors il leur parlait de sa propre bouche : « Y a-t-il ici quelqu'un qui ait sa partie? » Et ceux qui avaient leur partie se levaient. Et alors il disait : « Taisez-« vous tous, et on vous expédiera l'un après l'autre. » Et alors il appelait monseigneur Pierre de Fontaine et monseigneur Geoffroy de Villette, et disait à l'un d'eux : « Expédiez-moi cette partie (8). »

                   

  À côté de ces petits gentilshommes, serviteurs dévoués de la royauté, on commence dès lors à voir paraître dans les hautes fonctions administratives et judiciaires, où ils sont appelés par le choix du prince, des membres de la bourgeoisie, surtout de la bourgeoisie de Paris, dont plusieurs familles, par l'industrie et le commerce, étaient arrivées à l'opulence. C'était vraisemblablement un bourgeois de cette sorte que le fameux Etienne Boileau, auquel saint Louis confia l'administration et la police de la capitale, et à qui l'on doit la rédaction du Livre des métiers. Dans ce livre furent consignés les statuts des corporations entre lesquelles se partageaient l'industrie et le commerce parisien. Les excellents résultats économiques aussi bien que moraux donnés, au XIIIe siècle, par le régime corporatif, et les bienfaits qui en résultaient pour les apprentis et pour les compagnons, comme pour les patrons investis sont attestés aujourd'hui par de sérieux et solides travaux (9). Le sort de la bourgeoisie et des ouvriers des villes, au temps de saint Louis, n'était donc pas lamentable. L'ingénieuse institution de la bourgeoisie du roi et l'extension chaque jour plus grande, même en dehors des villes, même en dehors des domaines propres de la couronne, du nombre de ceux qui s'en faisaient accorder les droits et les privilèges, multipliaient déjà singulièrement dans le royaume cette classe moyenne qui, sous le nom de tiers état, devait bientôt prendre place dans l'organisation politique du royaume à côté du clergé et de la noblesse, et, par son étroite alliance avec la royauté, jouer un rôle si considérable dans toute la suite de notre histoire.
  La population agricole était sans doute moins avancée dans cette marche ascendante des classes inférieures, si notable déjà au temps de saint Louis, et qui favorisait le pouvoir royal. Elle était encore en partie dans une condition d'assujettissement qui donnait lieu souvent à bien des vexations, mais qui n'impliquait pas pourtant, du moins autant qu'on l'a cru, une existence misérable. Même les serfs du dernier degré, ceux qui ne possédaient rien en propre et dont, en principe, le travail appartenait entièrement au seigneur de la terre où ils étaient attachés, n'étaient pas pour cela toujours et partout malheureux. Ils étaient à peu près assurés, moyennant le labeur dont, en fait, une partie des fruits leur restait, de la jouissance héréditaire de leur cabane, de la nourriture et du vêtement. Le nombre de ces serfs diminuait d'ailleurs de jour en jour. Une catégorie supérieure n'était soumise qu'à une somme de travail et de redevance limitée, et, pour le reste, jouissait de son avoir propre et le transmettait à ses héritiers en ligne directe, faute desquels seulement le tout revenait au seigneur. D'autres, plus élevés encore, n'étaient soumis, pour la transmission de leur héritage, même en ligne collatérale, qu'à des droits de mutation. Enfin un bon nombre de cultivateurs étaient des tenanciers libres, qui ne devaient au seigneur que la redevance annuelle, en argent ou en nature, et les services personnels moyennant lesquels les terres qu'ils cultivaient avaient été primitivement concédées par lui. Dès le XIIe siècle, en Normandie (10), la presque totalité de la population agricole était dégagée des liens du servage. Cette population s'organisait en communautés, qui, sans avoir des franchises aussi étendues que celle des communes ou des bourgeoisies urbaines, ne manquaient pourtant pas de tout moyen de faire valoir leurs intérêts, d'obtenir des droits et des coutumes fixes, et de les défendre. Si les mauvais seigneurs étaient des oppresseurs parfois terribles, les bons étaient les protecteurs et les bienfaiteurs héréditaires des paysans de leurs domaines, sur lesquels ils exerçaient une autorité patriarcale. Le labeur et l'économie, profitant des progrès de la paix publique fermement maintenue par saint Louis, élevèrent à l'aisance un certain nombre de familles, qui commencèrent à former une sorte de bourgeoisie rurale. Les enseignements du clergé, séculier et régulier, développant par l'idée et le sentiment religieux l'esprit et le cœur des habitants des campagnes, y avaient donné entrée aux idées générales et aux préoccupations d'ordre plus élevé que les soucis de l'existence quotidienne. Dans les rustiques demeures des vilains et des serfs, comme dans les maisons des bourgeois et dans les châteaux des seigneurs, on s'était accoutumé à prendre à cœur les grands intérêts de la chrétienté et de la patrie; on s'y entretenait des exploits et des malheurs des croisés d'Égvpte et de Tunis; on y célébrait les héroïques vertus, la vaillance, la fermeté, la piété, la justice, l'inépuisable charité du bon roi Louis.
  La France, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, était donc, considérée dans son ensemble, une nation prospère. Les maux dont à cette époque la société, qui n'en manque à aucun temps, n'était pas exempte, trouvaient en beaucoup de cas des remèdes, ou du moins des adoucissements convenables, grâce aux efforts et aux institutions de la charité chrétienne, dont l'élan et la fécondité étaient admirables. Maladreries, maisons-Dieu, hospices et asiles, congrégations et confréries charitables naissaient partout dans le royaume par l'initiative du clergé et des pieux laïques. Le roi donnait publiquement l'exemple, non seulement de secourir, mais d'aimer et d'honorer les misérables. Ceux-ci avaient en eux-mêmes, pour lutter contre leurs misères, de puissantes ressources, je veux dire la foi et l'espérance consolatrices qui se puisent dans l'Évangile, loi reconnue et respectée, sinon toujours obéie, de la société d'alors.
  Les sommets intellectuels de cette civilisation française du temps de saint Louis, que l'esprit chrétien pénétrait et ennoblissait jusqu'en ses plus infimes étages, étaient éclairés de puissantes lumières. Les écoles de Paris étaient devenues la grande université où accouraient des disciples de toute province et de toute nation. Saint Thomas d'Aquin y occupait une chaire; saint Thomas d'Aquin qui a réuni, dans une synthèse d'une solidité merveilleuse, surtout quand on la compare à son étendue et à sa hauteur, les résultats acquis par la sagesse antique avec les enseignements de la doctrine révélée, et rattaché, pour ainsi dire, par des liens de diamant la science humaine à la science divine. Non seulement florissait la théologie, mais la philosophie brillait d'un éclat qui rappelait les jours de Platon et d'Aristote, et que n'a pas effacé, malgré ses prétentions ambitieuses, la raison moderne, fière des enseignements de Descartes et de Leibnitz. La langue et la littérature latines, survivant à la chute de l'empire romain, grâce à l'Église, qui les avait appropriées à son usage, s'étaient enrichies depuis plusieurs siècles et s'enrichissaient encore au XIIIe d'œuvres nombreuses, dont plusieurs, comme, par exemple, les écrits de saint Thomas et certains monuments de la poésie liturgique, méritent d'être comptés au nombre des chefs-d'œuvre immortels de l'esprit humain. Cette latinité nouvelle formait un trésor intellectuel commun aux nations chrétiennes. La France, qui y puisait largement, contribuait aussi singulièrement à l'alimenter.
  Tandis que les travaux des grands docteurs du XIIIe siècle élevaient un édifice scientifique admirable, dont la doctrine évangélique formait la pierre angulaire, les enseignements de la sagesse divine étaient abondamment répandus dans les intelligences de tout ordre et de tout rang par la prédication, qui, sous saint Louis, jeta en France un très vif éclat. Les prédicateurs s'adressaient en latin aux membres du clergé ; mais à la masse des fidèles, depuis bien longtemps, ils parlaient en langue vulgaire, c'est-à-dire, dans le midi de la France, en provençal ou en langue d'oc, et dans le nord, en langue d'oïl, qui n'est autre chose que l'ancien français (11). Ces deux langues avaient chacune leur littérature, mais la littérature en langue d'oïl était la plus riche : elle embrassait plusieurs genres distincts et charmait de ses inventions variées toutes les classes de la société française. Les jongleurs récitaient dans les châteaux, sur les places publiques des villes et dans les villages, de longs poèmes ou chansons de geste, racontant les exploits légendaires de Charlemagne et de ses preux. Ils récitaient aussi les vies des saints et les miracles de la sainte Vierge. Ils récitaient encore des poèmes moins édifiants, comme la narration des méfaits de Renard et des tours joués par lui au loup Isengrin, son compère. De grands seigneurs, et même un roi, Thibaut de Champagne et de Navarre, composaient des chansons lyriques, à l'imitation des troubadours provençaux, et s'honoraient d'être comptés au nombre des trouvères. On représentait aux jours de fête, comme une sorte d'annexes aux offices, des drames déjà étendus, dont l'Ancien et le Nouveau Testament et les vies des saints fournissaient la matière, dont les confréries, si nombreuses alors, où s'unissaient clercs et laïques, donnaient les auteurs et les acteurs, et qui avaient pour spectateurs la population tout entière, depuis les seigneurs jusqu'aux serfs (12). Ces représentations avaient parfois lieu sur le parvis des églises, de ces belles églises gothiques dont le style, sous saint Louis, garde encore dans ces hautes et amples magnificences quelque chose de la gravité et de la sobriété du genre roman. Une légion de peintres et de sculpteurs en couvrent de poèmes visibles les vitraux, dont les couleurs s'illuminent aux yeux sous les rayons du soleil qui les traversent; les portails et les murs, qui se peuplent de séries variées de figures de pierre. L'art français du XIIIe siècle, profondément religieux et national, était accessible à tous. Les pauvres comme les riches le pouvaient comprendre et jouir de ses créations fécondes. Il a su léguer aux générations à venir une grande et vivante image de la France du temps de saint Louis (13). Le règne de Philippe le Hardi fut une continuation un peu effacée de celui de son père; mais les choses changent, et une nouvelle évolution de la royauté s'accomplit sous Philippe le Bel. L'autorité royale, s'appuyant sur les légistes, généralement sortis du sein de la bourgeoisie lettrée et imbus des idées césariennes du droit romain tel qu'il apparaît dans les compilations du Bas-Empire, voudra désormais faire sentir continuellement son action sur toute la surface du territoire, aux dépens même des droits acquis, des coutumes et des franchises que saint Louis avait respectées. Elle marchera non plus seulement vers l'unité nationale et gouvernementale, mais vers la concentration de tous les pouvoirs entre ses mains et vers la susbti-tution de la monarchie administrative à la monarchie féodale. Cette politique, qui se rattachait par ses bons côtés à la tradition antérieure, reçut malheureusement un caractère excessif du tempérament tyrannique de Philippe le Bel, qui la pratiqua avec une hardiesse dépourvue de tout scrupule et sans aucun respect même pour les droits sacrés de l'Église. La lutte violente engagée par ce prince contre le saint-siège, et poussée jusqu'au honteux attentat d'Anagni, ébranla de la plus funeste façon les bases de l'ordre social chrétien. Les procédés iniques employés par Philippe contre les templiers, dont il aurait fallu laisser régler le sort par l'Eglise, qui supprima l'ordre au concile général de Vienne, ont ajouté encore à la tache indélébile laissée sur sa mémoire par sa conduite à l'égard de Boni-face VIII. L'horizon s'assombrit sur la chrétienté. La prospérité dont jouit encore la France au commencement du XIVe siècle va bientôt s'effondrer sous la main divine, qui prépare à la nation et à la dynastie une bien longue et bien rude épreuve. La maison royale est frappée la première. Les trois fils de Philippe le Bel régnent successivement et meurent tous trois sans héritier mâle. La première branche, dite des Capétiens directs, s'éteint avec Charles IV.
  C'est à l'avènement de Philippe VI de Valois que s'établit définitivement, pour la succession au trône de France, le principe auquel on a donné le nom de loi salique, et qui deux fois déjà avait été appliqué, à l'avènement de Philippe V et de Charles IV. Faussement rattaché plus tard par les légistes à l'ancienne loi des Francs Saliens, ce principe reçut des assemblées qui le proclamèrent à cette époque, et qui représentaient véritablement le sentiment national, la valeur d'une institution fondamentale du pays. Il fut décidé que le sceptre de Charlemagne et de saint Louis ne pouvait tomber en quenouille, et qu'il se transmettrait dans la race royale uniquement de mâle en mâle. La couronne demeurait ainsi à jamais fixée dans la maison régnante, et ne pouvait par mariage être transportée à une autre dynastie. Par la loi salique, le lien qui unissait la France à la descendance de Hugues Capet reçut une force nouvelle garantissant l'indépendance du pays; et l'on vit s'achever par là cette identification de la patrie avec la royauté nationale à laquelle la mission de Jeanne d'Arc devait apporter, pour ainsi dire, la consécration divine. Les revendications, deux fois injustes, élevées contre l'avènement de Philippe VI par Edouard III, roi d'Angleterre, au nom des droits qu'il prétendait tenir de sa mère Isabelle de France, fille de Philippe le Bel, furent la cause ou le prétexte de la guerre de Cent ans, durant laquelle la France subit des revers terribles et qui faillit amener son assujettissement à une dynastie étrangère, mais qui se termina, grâce à Jeanne, par le triomphe commun de la cause nationale et de la royauté française.

  L'Angleterre, dont les forces allaient dans cette longue lutte se mesurer avec les nôtres, était, dès le commencement du XIVe siècle, une nation puissante. Ses origines offrent avec celles de la France de grandes analogies et de grandes différences. Le sol de la Grande-Bretagne, comme celui de la Gaule, était, au temps de César, occupé par la race celtique. César y fit une courte apparition; mais ce fut seulement sous Domitien qu'Agricola en réduisit une grande partie en province romaine. La conquête, plus tardive que celle de la Gaule, eut des effets moins profonds et moins persistants. La Grande-Bretagne ne reçut pas du génie romain une empreinte ineffaçable. Quand les légions, lors de la chute de l'empire, se retirèrent, la population bretonne, qui n'était latinisée qu'à demi, se retrouva une nation celtique indépendante; mais, cette indépendance, les Bretons ne surent pas la garder longtemps. Les Angles et les Saxons, peuplades germaniques dont ils invoquèrent le secours contre les Pictes et les Scots, s'étant portés en masse au delà de la mer, non seulement subjuguèrent la population celtique, mais la refoulèrent ou l'absorbèrent, et firent complètement prévaloir dans l'ancienne Bretagne romaine et au delà, avec leur domination, leur esprit, leur langue et leurs mœurs. Au temps de Hugues Capet, époque où la France apparaît définitivement comme une nation romane, l'Angleterre (terre des Angles) était depuis longtemps devenue une nation essentiellement anglo-saxonne, ce qu'elle est demeurée depuis, malgré l'invasion victorieuse de Guillaume le Conquérant. Cette conquête lui imposa, au XIe siècle, le joug normand ou plutôt français; car les Normands de France, sur qui régnait la dynastie ducale descendue de Rollon, qui ceignit avec Guillaume la couronne d'Angleterre, n'avaient guère conservé de leur origine Scandinave que l'humeur entreprenante, aventureuse, des anciens rois de mer et de leurs pirates. Les soldats de Guillaume, entre lesquels, après la victoire, il partagea le sol conquis, et qui furent en Angleterre les premiers barons féodaux, étaient accourus sous ses étendards de tous les points de la France du nord. Aussi la société française au moyen âge a-t-elle eu sur la constitution définitive de la nation anglaise, sur ses institutions, sur ses mœurs et sur sa langue, une très puissante influence. Néanmoins, de même qu'en France la population romane avait absorbé à la fin les Germains envahisseurs, ainsi, en Angleterre, la population anglo-saxonne absorba en elle à la fin les envahisseurs normands. La dynastie issue du Conquérant y demeura toutefois la dynastie nationale.
  En acquérant le trône d'Angleterre, Guillaume n'avait pas entendu renoncer à son duché de Normandie, que conservèrent ses descendants jusqu'à Jean sans Terre. La succession féminine ayant été admise pour ce royaume et pour ce duché, Mathilde, petite-fille du Conquérant, porta l'un et l'autre dans la maison des comtes d'Anjou, auxquels échurent encore les provinces des ducs d'Aquitaine, quand Louis VII eut obtenu l'annulation de son mariage avec Eléonore, héritière de ces ducs, qui épousa Henri Plantagenet. Ce prince, du chef de sa mère Mathilde, devint roi d'Angleterre sous le nom de Henri III. Les rois d'Angleterre se trouvèrent alors posséder en France des domaines plus étendus que ceux même des rois capétiens, dont ils étaient les vassaux comme ducs de Normandie et d'Aquitaine et comme comtes d'Anjou. Il résultait de là pour la maison royale de France un danger auquel Philippe-Auguste, profitant des crimes de Jean sans Terre, para en conquérant la Normandie, l'Anjou et une partie de l'Aquitaine. La Guyenne, avec quelques annexés, resta aux rois d'Angleterre, sous l'obligation d'hommage. Édouard 1er y ajouta au nord le comté de Ponthieu, du chef de sa femme. Les rois d'Angleterre, à cause de ces possessions et de la vassalité où elles les engageaient à l'égard d'une autre maison royale, furent conduits à intervenir plus activement dans la politique continentale, et furent plus aisément constitués en opposition et en rivalité avec les rois de France, leurs suzerains. Cette rivalité, compliquée de querelles diverses, fut acceptée comme nationale en Angleterre. Quand Édouard III, sur l'invitation des villes de Flandre, vassales de la France, mais liées d'intérêts commerciaux avec les Anglais, abjura l'hommage rendu par lui à Philippe VI, et osa revendiquer la couronne de saint Louis, il trouva chez ses sujets l'appui qu'il souhaitait d'eux. Les parlements ne lui refusèrent ni les hommes ni les subsides. Ces assemblées, où siégeaient les barons féodaux ou lords et les députés des communes, avaient dès cette époque chez nos voisins une importance politique considérable, avec laquelle l'autorité royale était obligée de compter.
  La guerre qui s'engagea en 1337 allait donc être non pas seulement la querelle de deux dynasties, mais la lutte de deux peuples. Quelle que fut déjà la puissance anglaise, tout le monde en Europe jugeait les forces de la France bien supérieures; et les revers qui la frappèrent furent un sujet de stupéfaction pour la chrétienté, dont, depuis saint Louis, notre patrie tenait glorieusement la tête. La cause de ces revers fut la prospérité même dont s'aveuglèrent ensemble la nation et ses rois. On vit se développer, notamment au sein de la noblesse, le goût exagéré du luxe et la licence des mœurs. Les vertus antiques de la chevalerie firent place à une conception nouvelle de cet idéal de l'aristocratie militaire. La vaillance et la loyauté des prud'hommes d'autrefois ne semblèrent plus suffisantes ; il fallut que le parfait chevalier fit parade désormais d'une bravoure théâtrale et poussât jusqu'à un raffinement aussi fastueux qu'inutile les règles du point d'honneur. Les joutes et les tournois se multiplièrent en France; on transporta dans la guerre sérieuse les habitudes romanesques prises dans ces jeux, et de jour en jour moins conformes aux nécessités de la stratégie. Philippe VI, malheureusement imbu des idées de la chevalerie nouvelle, encouragea ces tendances. Il donna dans ses armées une place prépondérante, excessive, à la cavalerie vêtue de fer des anciennes armées féodales, et ne sut ni ne voulut suffisamment tirer parti de l'infanterie des milices, dont les débuts à Bouvines, sous Philippe-Auguste, avaient été pourtant de nature à faire concevoir de grandes espérances. Il aima mieux exempter du service, moyennant le payement de contributions en argent, les hommes des villes et des communautés rurales, et les gens de pied qu'il employa de préférence étaient des mercenaires étrangers, méprisés de lui et de sa noblesse. La décadence militaire de la France, qui se révéla au début de la guerre de Cent ans, présente un fâcheux contraste avec les progrès accomplis à cette époque en Angleterre par l'initiative d'Edouard III.
  Obligé de soutenir une guerre continuelle avec l'Écosse, guerre à laquelle allaient se joindre ses grandes expéditions sur le continent, ce prince, ne disposant pas d'un peuple innombrable, s'efforça de mettre en usage tous les éléments de force militaire que son royaume pouvait lui fournir. Désireux de tourner toute l'énergie de sa noblesse vers les combats effectifs et profitables, il interdit formellement les tournois en Angleterre. Mais il s'appliqua surtout à faire de la population tout entière une pépinière de soldats. Bourgeois des villes et habitants des comtés durent se munir à leurs frais d'armes de guerre, proportionnellement au chiffre de leur revenu, et s'astreindre continuellement à des exercices, afin d'être toujours prêts à fournir aux armées royales le contingent de leurs hommes les plus robustes, de leurs plus habiles archers et coutilliers. Ces fantassins devinrent le nerf des armées d'Edouard et eurent la principale part dans les désastres infligés à la cavalerie française, dont l'impétueuse valeur vint se briser inutilement contre cette infanterie accoutumée à une discipline sévère et munie d'armes d'un effet puissant. La dague à pointe acérée des coutilliers anglais, que l'on a rapprochée de notre baïonnette, savait trouver le défaut des meilleures cuirasses, et achevait sans pitié ces brillants chevaliers que le tir des archers avait désarçonnés. L'arc anglais de cinq pieds, léger et maniable malgré cette dimension, et qui envoyait trois flèches à l'ennemi en moins de temps que l'arbalète génoise ou française n'en mettait à lancer un trait, a été comparé, pour le progrès qu'il réalisait, et à cause de son action irrésistible contre toute espèce d'hommes d'armes à cheval, à la mousqueterie perfectionnée des temps modernes (14).
  La supériorité des armées anglaises éclata comme un coup de foudre à Crécy (1346) et fut confirmée, dix ans après, par le désastre de Poitiers (1356), où le roi Jean, non moins imbu que son père des idées extravagantes de la fausse chevalerie, sut du moins, la hache à la main, sauver l'honneur de la France. Conduit captif en Angleterre, il laissait le pays dans un état lamentable. Le dauphin Charles, son fils, à qui incombait la tâche de la défense nationale, était un prince de dix-huit ans. La bourgeoisie parisienne, représentée surtout par Etienne Marcel, prévôt des marchands, qui devint le principal guide des états généraux assemblés en ce péril, se crut de force à prendre en main le gouvernement à la place de la royauté, qu'elle voulut réduire en tutelle. Cette ambition était excessive, et cette tentative échoua. Etienne Marcel et ses adhérents, peu à peu abandonnés par l'opinion publique, qui d'abord avait soutenu leurs demandes de justes réformes, glissèrent rapidement sur la pente révolutionnaire et aboutirent à une rébellion ouverte qui se traduisit en scènes sanglantes. Ils soulevèrent contre eux, à Paris même, une réaction contre laquelle le prévôt essaya de se défendre en livrant la ville à un prince français qui n'avait cessé de trahir la France, au roi de Navarre Charles le Mauvais, qui eût été, sans la loi salique, l'héritier de la couronne, et au profit duquel Marcel rêvait, ce semble, un changement de dynastie. Mais le sentiment national et royaliste éclata contre le coupable prévôt. Marcel fut tué près de la porte même qu'il allait livrer, et le dauphin Charles, qui avait dû s'éloigner de la capitale, put y rentrer aux acclamations des habitants. Le lien qui unissait la France à sa maison royale se resserra encore une fois de plus. Les états généraux de 1359, unis avec le régent dans un mouvement de patriotisme, rejettent les propositions trop dures de l'Angleterre, auxquelles le roi Jean, trop pressé de sortir de captivité, avait consenti. L'habile et ferme conduite du dauphin répond à la patriotique confiance que la nation met en lui. Edouard est contraint de rabattre de ses prétentions, et le traité conclu à Brétigny (1360), déplorable en lui-même, paraît pourtant acceptable dans l'état des choses. Ce traité reconstitue à nos dépens le pouvoir territorial de la dynastie anglaise sur le continent, et lui rend en pleine souveraineté, en l'affranchissant de tout vasselage, une grande partie de l'antique héritage des Plantagenets. L'Angleterre obtient de plus la douloureuse cession de Calais, dont Édouard s'est emparé après Crécy, et qui, deux siècles durant, demeura aux mains des Anglais comme une porte toujours ouverte pour entrer en France. Du moins le dauphin put-il conserver à la couronne la Normandie, le Maine et l'Anjou, qu'avait tout d'abord réclamés le vainqueur, auquel il allait bientôt, au cours de l'un des règnes les plus remarquables de notre histoire, faire sentir à son tour le poids du malheur, et reprendre, ou peu s'en faut, tout ce que ses armes avaient gagné. Charles V fut peut-être, après saint Louis, le plus grand roi français du moyen âge. De caractère et de goûts entièrement opposés à ceux de son père et de son aïeul, son règne fut celui d'un politique et d'un penseur. Le surnom de Sage, que lui donnèrent les contemporains, lui est justement resté. C'est du sein de son conseil, et du milieu des savants et des hommes de lettres qu'il aimait à réunir autour de lui à l'hôtel Saint-Paul, que ce prince, qui, après son lever, disait ses heures et ne manquait pas d'ouïr chaque jour la messe et les vêpres, c'est parmi ces pieuses pratiques, ces doctes entretiens et la lecture d'Aristote traduit par Nicole Oresme, que Charles V, sans paraître sur les champs de bataille, d'où l'écartait sa santé, refit en quinze années l'unité territoriale de la France et lui rendit la place qu'elle occupait naguère au sommet du monde chrétien. Il eut pour principal auxiliaire dans cette œuvre un petit gentilhomme breton, soldat de fortune, dont il sut apprécier les grandes qualités militaires et dont il fit le bras droit de sa pensée. Le nom de Bertrand du Guesclin, consacré par la reconnaissance populaire, est demeuré inséparable de celui de Charles V. Quand, en 1380, le bon connétable et son roi furent presque en même temps ravis par la mort, les Anglais, grâce à eux, ne possédaient plus, de toutes leurs conquêtes en France, que Bordeaux et Bayonne, avec une portion de la Guyenne et la ville de Calais.

                   

  Mais les malheurs de la France n'étaient pas arrivés à leur terme. Le règne de Charles VI fut, pour son peuple comme pour lui-même, une longue et douloureuse maladie, semée de crises violentes. Monté sur le trône à onze ans, il eut pour tuteurs ses oncles paternels, les ducs d'Anjou, de Berry et de Bourgogne, et son oncle maternel le duc de Bourbon. Ces princes se montrèrent peu dignes du pouvoir remis entre leurs mains et plus soucieux de leurs intérêts particuliers que de la prospérité du royaume. Le jeune roi fut personnellement mal élevé, et prit des habitudes de vie agitée et intempérante qui ruinèrent sa constitution naturellement faible. Cependant, quand il eut atteint l'âge de vingt ans (il était légalement majeur depuis sa treizième année), il se montra décidé à faire sentir sa main dans le gouvernement et à en changer la direction. Il congédia ses tuteurs et rappela au pouvoir les vieux conseillers de son père. Mais il ne sut point refréner ses goûts de plaisir et de dépense et continua d'exténuer, outre le trésor royal, ses forces de corps et d'esprit. Le duc de Bretagne, Jean de Montfort, ayant fait assassiner par le sire de Craon le connétable Olivier de Clisson, auquel le roi avait accordé toute sa confiance, Charles, pour tirer vengeance de ce crime, se mit en marche avec une armée. Comme il traversait la foret du Mans, par une brûlante matinée d'août, la brusque apparition d'un homme demi-nu, qui saisit la bride de son cheval en lui criant qu'il était trahi, le jeta dans un accès de folie furieuse. Depuis lors la raison ne lui revint plus que par intervalles, et il ne fut désormais qu'un triste fantôme de roi, spectateur inconscient des malheurs publics, jouet des ambitions et des factions qui déchirèrent le royaume et le livrèrent enfin à la conquête étrangère.
  La maladie de Charles VI avait ramené au pouvoir les princes du sang, entre lesquels Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, avait conquis la prééminence. Mais le pouvoir lui fut bientôt disputé par le jeune duc Louis d'Orléans, frère du roi, prince intelligent et instruit, doué de qualités brillantes, mais frivole, prodigue et débauché. La reine, si elle eût été une Blanche de Castille, eût pu peut-être, dans ce conflit d'ambitieux, saisir la régence et sauver le pays, ou du moins interposer une médiation salutaire. Mais cette reine était Isabeau de Bavière, femme plus lâche encore de cœur qu'elle n'était médiocre d'esprit. Pour le moment elle appuyait le duc d'Orléans, qui réussit à s'assurer une part importante dans la direction des affaires. La mort de Philippe le Hardi aggrava la situation, loin de l'améliorer.
  Le nouveau duc de Bourgogne hérita de l'ambition de son père sans en avoir sa modération et sa sagesse relative. Jean sans Peur était une âme pleine de méchanceté violente et de fourberie ténébreuse. Ce ne fut plus seulement un rival qu'eut en lui le duc d'Orléans, mais un implacable ennemi. Un soir que le jeune prince sortait de souper chez la reine et, s'en retournant à son hôtel, cheminait sur sa mule en fredonnant, vêtu d'une simple robe de damas noir et suivi seulement de deux pages, il fut soudain assailli par une vingtaine d'hommes armés d'épées, de haches et de massues, qui le frappèrent à coups redoublés et le laissèrent mort sur la place. On ne tarda pas à savoir de qui partait ce meurtre. Le duc de Bourgogne, après avoir d'abord feint une indignation hypocrite, avoua son forfait, prétendit le justifier et finit par s'en vanter. Il poussa l'audace jusqu'à en faire prononcer devant la cour, par un orateur à ses gages, une apologie publique, où ce crime fut présenté comme un service rendu au roi et comme un titre officiel à la reconnaissance du pays.
  L'assassinat du duc d'Orléans fut un nouveau ferment de haines et de discordes. La veuve, les enfants, les amis du prince assassiné, voulurent obtenir justice ou tirer vengeance de ce crime. Avec eux se réunirent tous ceux qui n'entendaient pas subir la domination de Jean sans Peur. Le jeune duc Charles d'Orléans ayant épousé la fille d'un puissant seigneur du Midi, le comte Bernard d'Armagnac, on donna le nom d'Armagnacs aux membres du parti opposé à celui du duc de Bourgogne. Armagnacs et Bourguignons se disputèrent, avec des alternatives diverses, le pouvoir à main armée. On vit se rattacher à la cause de Jean sans Peur une partie de la bourgeoisie des villes et la population parisienne, parce que ce prince, despote dans ses États, affectait de se montrer, à Paris, adversaire zélé des abus. La puissante corporation des bouchers lui était toute dévouée et entretenait dans la capitale une terreur démagogique qu'il jugeait utile à ses desseins. Les excès commis par les cabochiens, ainsi appelés du nom d'un de leurs chefs, l'écorcheur Caboche, amenèrent, en 1413, une réaction qui rendit les Armagnacs maîtres de Paris et de la personne du roi, c'est-à-dire du gouvernement. Mais Jean sans Peur, quoique, par une convention signée à Arras (4 septembre), il eût en apparence accepté le triomphe de ses adversaires, ne renonçait à aucune de ses prétentions, n'abjurait aucune de ses haines. La faction bourguignonne était, à Paris, toujours frémissante. C'est dans cette situation que la France allait se trouver exposée à une nouvelle invasion anglaise.
  Charles V avait beaucoup profité, pour son œuvre de réparation, des troubles qui agitèrent la minorité du roi d'Angleterre, Richard II, petit-fils et successeur d'Edouard III. Quand ce prince fut en état de gouverner par lui-même, il ne demeura pas longtemps paisible possesseur du pouvoir; mais il vit se former contre lui une opposition violente, à la tête de laquelle se placèrent ses oncles, naguère ses tuteurs, les ducs d'York, de Glocester et de Lancastre. Glocester fut assassiné (1397), et, Lancastre étant mort (1399), Henri de Bolingbroke, son fils, que le roi avec banni, rentra dans sa patrie pour se mettre à la tête d'une insurrection qui triompha aussitôt. Richard fut déposé, puis assassiné l'année suivante (1400). Le vainqueur usurpa la couronne, qui, à défaut du roi détrôné, aurait dû revenir à la postérité de Lionel, duc de Clarence, second fils d'Edouard III; il prit le nom de Henri IV, et fut le fondateur de la dynastie des Lancastre. En 1413, son fils Henri V lui succéda, et, à peine monté sur le trône, conçut le dessein de profiter des discordes qui déchiraient la France pour l'envahir, occuper ainsi dans une guerre étrangère l'esprit turbulent de ses barons, et justifier, à force de gloire, l'usurpation de son père.
  Le prince qui exécuta une telle entreprise était, du vivant du feu roi, l'un des plus mauvais sujets de l'Angleterre. En recevant le pouvoir souverain, il opéra sur ses mœurs une brusque réforme. Autant il avait été jusqu'alors étourdi dans ses pensées et désordonné dans sa conduite, autant il devint grave, prudent et mesuré. Soit que l'ambition eût étouffé en lui des passions moins nobles, soit que le sentiment de la lourde responsabilité qu'il assumait devant son peuple eût soudain jeté du poids dans la légèreté de son âme, il devint un des princes les plus sages, un des politiques les plus profonds de son temps. A coup sûr ce n'était pas un grand cœur, c'était une âme égoïste et froide, mais c'était un ferme esprit, plein d'expédients, fertile en ressources, patient et hardi, sachant attendre, mais ne déviant jamais de la voie qu'il s'était tracée, véritablement Anglais par l'obstination à poursuivre son but et à chercher d'abord en toutes choses le triomphe de ses intérêts, digne par ses qualités de souverain et de capitaine de s'attirer l'affection de son peuple et de son armée et de conquérir même l'estime de ses adversaires. Tel était l'homme que Dieu avait choisi, comme Henri le dit lui-même un jour, pour châtier la France. Notre patrie n'avait pas alors, parmi ses défenseurs, d'homme qui lui pût être opposé sans désavantage, soit sur les champs de bataille, soit dans les négociations; et, divisée comme elle l'était, il eût été bien extraordinaire qu'elle ne succombât pas sous ses coups.
  Le 14 août 1415, il débarqua près de Harfleur, à l'embouchure de la Seine, avec une armée de plus de trente mille hommes. Un mois après, malgré une héroïque résistance, le gouverneur, Raoul de Gaucourt, n'ayant pas été secouru, fut obligé de capituler. Ce n'était là que le prélude de nos revers. Deux mois s'étaient à peine écoulés, quand les désastres de Grécy et de Poitiers furent renouvelés à Azin-court (25 octobre). Ce fut encore à son infanterie et particulièrement à ses archers que l'Angleterre dut ce triomphe, qui donna comme le coup de grâce à la renommée militaire de l'ancienne chevalerie française, principale force de nos armées, dont la bouillante valeur ne put suppléer à son infériorité tactique. Dix mille Français, dont les trois quarts appartenaient à la noblesse, demeurèrent avec le duc d'Alençon, cinq autres princes du sang et le connétable d'Albret, couchés sur la place. Quinze cents furent emmenés prisonniers, et parmi eux les ducs d'Orléans et de Bourbon, le maréchal de Boucicaut, les comtes d'Eu et de Vendôme. Les Anglais n'avaient perdu à Azincourt qu'un de leurs princes et environ seize cents hommes. Mais le siège de Harfleur avait déjà singulièrement réduit leur effectif. Ils ne tentèrent donc pas de poursuivre immédiatement leur victoire, et reprirent sur Calais la retraite qu'avait essayé de leur couper l'armée française. Henri ensuite se rembarqua et alla célébrer son triomphe à Londres; mais il ne devait pas tarder à revenir.
  Deux frères de Jean sans Peur, le duc de Nevers et le duc de Brabant, étaient tombés au champ d'Azincourt; mais ils avaient combattu malgré sa défense. Lui-même n'avait pris aucune part à cette campagne, et son fils Philippe était, par ses ordres, demeuré inactif au château d'Aire, d'où il ne sortit qu'après la bataille, pour rendre les derniers devoirs aux morts de l'armée française. Le duc de Bourgogne essaya de profiter de l'abattement où ce désastre jetait la cour, alors dirigée par les chefs du parti adverse, pour ressaisir le pouvoir. La mort du dauphin Louis, duc de Guyenne (18 décembre 1415), sembla favoriser ce dessein. Le nouveau dauphin, Jean, duc de Touraine, avait épousé une nièce de Jean sans Peur, et résidait en Hainaut, sous la main de celui-ci. Mais les princes du sang, c'est-à-dire le vieux duc de Berry et Louis II d'Anjou, roi de Sicile, appelèrent du Midi le comte d'Armagnac, auquel ils firent donner l'épée de connétable, et qui devint bientôt, ces deux princes étant morts, le maître absolu du gouvernement. Le connétable força Jean sans Peur à se retirer dans ses États ; mais il ne réussit à maintenir en son pouvoir Paris, où la faction bourguignonne était populaire, que par le rigoureux exercice d'une dictature militaire semblable à ce que nous appelons aujourd'hui l'état de siège et par de sévères exécutions. La mort du dauphin Jean (4 avril 1417) fut un événement favorable aux Armagnacs; car le nouvel héritier du trône, Charles de France, troisième fils du roi, d'abord connu sous le nom de comte de Ponthieu, leur était entièrement acquis. Né le 22 février 1403, il avait été fiancé, le 18 décembre 1413, à Marie d'Anjou, fille de Louis II, roi de Sicile, et d'Yolande d'Aragon. Yolande, princesse d'une sagesse égale à sa beauté, avait dès lors tenu lieu de mère au jeune prince, qui fut élevé par elle auprès de sa fiancée en Provence et en Anjou. Ses premières années échappèrent ainsi aux déplorables exemples d'une cour où s'étalait la fastueuse inconduite d'Isabeau de Bavière. Cette princesse, mère sans entrailles, qui restait jusqu'à trois mois entiers sans embrasser ses jeunes enfants et qui se livrait avec fougue à tous les plaisirs, y avait usé sa santé, et ne semblait plus, en 1417, capable d'aucun rôle actif. Elle avait été à l'origine très hostile au duc de Bourgogne. Néanmoins le connétable, qui se défiait d'elle, obtint du roi et du dauphin, à la suite de faits scandaleux qui s'étaient passés dans son entourage, un ordre qui la reléguait en Touraine, où elle fut, par ses ordres, gardée à vue (15).
  Jean sans Peur sut tirer parti de la rancune d'Isabeau. Il s'entendit avec elle par de secrets émissaires, et, le 2 novembre au matin, pendant qu'elle entendait la messe à l'abbaye de Marmoutiers, une troupe de cavaliers bourguignons l'enlevèrent et la conduisirent à leur maître, qui s'était avancé en armes par Chartres et Vendôme. Le duc la reçut en souveraine, et, à son instigation, Isabeau, exhumant une commission royale qu'elle avait reçue temporairement en avril 1403, se proclama régente du royaume, dont elle confia l'administration au duc de Bourgogne. Couvert ainsi d'une apparence de légalité, ce dernier installa officiellement à Troyes un gouvernement rival de celui de Paris, où résidaient le roi et le dauphin, prisonniers, selon lui, du connétable d'Armagnac. La guerre civile éclata, et les provinces se partagèrent. La faction bourguignonne gagnait du terrain, même dans le Midi. Le connétable échoua au siège de Senlis. On négocia un accommodement entre les deux partis, dans des conférences qui eurent lieu au monastère de la Tombe, près de Montereau. Mais le projet d'accord, trop favorable aux Bourguignons, se heurta dans le conseil royal à la résistance opiniâtre des Armagnacs extrêmes. La rupture des négociations augmenta dans Paris l'irritation déjà existante, et donna plus de chance de succès aux conspirations qui s'y tramaient. Le 28 mai 1418, à deux heures du matin, Perrinet le Clerc, fils d'un des quarteniers de la Tille, ouvrit une des portes à l'Isle-Adam, capitaine bourguignon, qui pénétra dans la capitale à la tête de huit cents hommes, auxquels ne tardèrent pas à se joindre les cabochiens. L'Isle-Adam se hâta d'occuper l'hôtel Saint-Paul et de mettre la main sur Charles VI, sous prétexte de le délivrer. Mais le dauphin lui échappa. L'un des principaux chefs armagnacs, Tanguy du Chastel, au premier bruit de l'irruption des Bourguignons, avait couru à l'hôtel du Petit-Musc, résidence du jeune prince, l'avait éveillé en toute hâte et emporté, couvert seulement d'une robe de chambre, à travers les jardins de l'hôtel Saint-Paul jusqu'à la Bastille. Là Charles s'habilla, monta à cheval et gagna ensuite Melun à franc étrier. D'épouvantables massacres ensanglantèrent la capitale.
  Le connétable y périt. Le 14 juillet, Jean sans Peur fit son entrée dans Paris, accompagné d'Isabeau, et, se trouvant en possession de la personne et de la signature du roi, se présenta plus que jamais au pays comme le représentant de l'autorité légitime. Le dauphin et ses conseillers établirent à Poitiers le siège du gouvernement renversé à Paris par l'Isle-Adam, et constituèrent, dans le Centre et le Midi, une base solide de résistance. La France était comme coupée en deux par la guerre civile. Pendant ce temps, le roi d'Angleterre, négociant séparément avec chacun des deux partis, les trompant l'un et l'autre, et mettant surtout à profit l'absence de pudeur patriotique et de sentiment français qui caractérisait la politique de Jean sans Peur, poursuivait avec une régularité méthodique le cours d'une invasion qu'il n'avait pas longtemps interrompue après sa victoire d'Azincourt. Dès 1417, il avait débarqué de nouveau en France et s'était emparé de Caen. En 1419, après avoir pris possession de toute la basse Normandie, de Falaise, de Vire, de Saint-Lô, de Coutances et d'Evreux, il mit le siège devant Rouen. La résistance dura six mois et fut héroïque. Bien que la ville se fût prononcée pour le parti bourguignon, Jean sans Peur ne tenta pour la secourir aucun sérieux effort et finit par faire dire aux assiégés de se rendre. Rouen dut capituler le 13 janvier 1419, et sa soumission entraîna bientôt celle de la Normandie tout entière.
  Beaucoup de personnes étaient persuadées qu'un accord secret liait le duc de Bourgogne au roi d'Angleterre, et l'on en murmurait contre lui au sein même de son parti. Les exigences manifestées par Henri V aux conférences de Meulan (juin 1419) accrurent la répulsion d'une partie des conseillers de Jean sans Peur pour l'alliance anglaise, et, sous la pression de l'opinion publique, un rapprochement fut tenté entre le duc et le dauphin. Ils eurent ensemble une entrevue au Ponceau-Saint-Denis, près de Pouilly, à une lieue de Melun (8 et 11 juillet), et y conclurent un traité de paix dont la nouvelle fut accueillie dans tout le royaume avec une vive allégresse. Le salut de la France semblait assuré, et l'expulsion des Anglais prochaine. Cette joie fut courte et bientôt renversée par un coup terrible.
  La défiance et la haine subsistaient entre Jean sans Peur et les chefs armagnacs, conseillers du dauphin, tout pleins du souvenir du meurtre de Louis d'Orléans. Elles étaient entretenues par l'attitude peu franche et les négociations persistantes du duc de Bourgogne avec Henri V, durant lesquelles Pontoise, mal défendu par l'Isle-Adam, familier de Jean, était tombé aux mains des Anglais (31 juillet). Un des désirs le plus énergiquement manifestés par le duc était de hâter le retour du dauphin auprès de Charles VI et d'Isabeau de Bavière : ce qui semblait indiquer de sa part l'intention de lui imposer, comme à eux, sa tutelle. Mais le jeune prince, qui dès l'année précédente avait pris le titre de régent, n'entendait pas se mettre à sa merci et ne voulait opérer qu'à bon escient la réunion de son gouvernement avec celui qui siégeait à Troyes. Une nouvelle entrevue fut décidée pour le 10 septembre, au pont de Montereau. Des récriminations, des démentis y furent échangés entre les deux princes. Leurs compagnons s'en mêlèrent. Un tumulte s'ensuivit. Les épées furent tirées; les cris Alarme! alarme! retentirent. Le dauphin fut emmené à la hâte par ses amis. Jean sans Peur, frappé de coups réitérés, fut couché mort sur la place. On rapporte que François 1er, passant par Dijon en 1521, visita le tombeau de Jean et désira voir son crâne. Le chartreux qui l'accompagnait lui montra dans ce crâne une ouverture béante et lui dit : « Sire, c'est le trou par où les Anglais passèrent en France. » Les Anglais y étaient déjà; mais, prémédité ou non, ce meurtre faillit bien les y rendre tout à fait maîtres.
  La nouvelle de la mort de Jean sans Peur excita des transports d'indignation à Paris, où ce prince avait su capter la faveur populaire. La faction bourguignonne, dominante dans tout le nord de la France, s'abandonna, sauf quelques hommes de cœur, au désir aveugle de la vengeance, et poussa le nouveau duc de Bourgogne, Philippe, fils de Jean, à se jeter dans les bras du roi d'Angleterre. Isabeau de Bavière n'eut pas honte d'adresser, le 20 septembre, à Henri V une lettre où elle manifestait ouvertement le désir de s'entendre avec lui pour venger la mort de Jean sans Peur. Le dauphin essaya en vain de prévenir, puis d'arrêter ce mouvement, par des lettres qu'il adressa aux habitants de Paris et des autres bonnes villes, et les négociations qu'il engagea avec Philippe de Bourgogne. Celui-ci, après quelques hésitations, se décida pour l'alliance anglaise. La coalition anglo-bourguignonne s'affirma aux yeux de tous par le honteux traité de Troyes, signé le 21 mai 1420 par Henri V, qui voyait triompher ses armes et sa politique; par Philippe le Bon, qui préférait le soin de sa vengeance et de ses intérêts personnels au salut de sa patrie; par l'infortuné Charles VI, qui ne savait ce qu'il faisait, et par la lâche Isabeau, qui se consolait aisément d'avoir proscrit son fils, en songeant au repos qu'elle allait goûter, aux honneurs qui lui seraient rendus à la cour du vainqueur devenu son gendre.

  Henri V, moyennant son mariage avec Catherine de France, était déclaré légitime héritier de Charles VI et seul régent du royaume tant que vivrait le roi. Le premier des enfants à naître de son mariage devait réunir sur son front les deux couronnes. La loi salique était ainsi abrogée, le droit du dauphin foulé aux pieds, et la France, enlevée à la ligne masculine des descendants de Hugues Capet et de saint Louis, passait, moitié conquise, moitié livrée, sous le sceptre d'une dynastie étrangère : jamais honte pareille n'avait été infligée encore à la grande nation qui, pendant le moyen âge, avait marché à la tête de l'Europe civilisée. C'était boire le calice jusqu'à la lie.
  Henri V fit son entrée à Paris, le 1er décembre, avec Charles VI et Isabeau. Mais le dauphin ne s'abandonna pas lui-même, et résolut de soutenir vaillamment sa cause, qui était la cause nationale. Il sut déployer dans ces tristes circonstances beaucoup d'activité et d'énergie. Il s'attacha d'abord avec raison à s'assurer la possession des provinces du Centre et du Midi, et à y établir fortement son pouvoir. Un voyage politique et militaire qu'il fit à travers le Bourbonnais, le Lyonnais, le Dauphiné, l'Auvergne et le Languedoc, entraîna la ruine complète de l'influence bourguignonne dans cette partie du royaume. L'héritier légitime du trône demeura vraiment le souverain effectif au sud de la Loire. Il ne renonça pas non plus à disputer aux Anglais et à leurs alliés le nord de la France. Mais ses capitaines luttaient péniblement contre des forces supérieures, et il ne put empêcher le roi d'Angleterre d'étendre et d'affermir sa domination sur le sol français. Dieu ne permit pas à Henri V de goûter longtemps le fruit de ses victoires, dont la joie fut troublée par la défaite et la mort de son frère, le duc de Clarence, à Baugé, en Anjou (23 mars 1421), et par la résistance opiniâtre des habitants de Meaux. Le 31 août 1422, il alla rendre compte de ses conquêtes au souverain juge des peuples et des rois. Sept semaines après (21 octobre), la mort venait mettre un terme à la longue folie de Charles VI. Les obsèques du malheureux prince furent conduites par le duc de Bedford, frère de Henri V. et qui, sur le refus du duc de Bourgogne, lui avait succédé dans la régence du royaume, destiné maintenant au jeune roi d'Angleterre Henri VI. Celui-ci, à l'issue de la cérémonie funèbre, fut proclamé roi de France dans la basilique de Saint-Denis, le 20 novembre.
  La nouvelle de la mort de Charles VI parvint au dauphin le 24 octobre, à Mehun-sur-Yèvre, en Berry. Le 30, il prit le titre de roi. Son avènement s'accomplissait dans des circonstances bien douloureuses. La cause nationale, qu'il représentait, ne semblait pas pourtant désespérée. S'il ne régnait que sur une partie du territoire, il avait encore à son service beaucoup de bras vaillants et de cœurs fidèles. Dans les provinces occupées par l'ennemi et même dans la capitale, si hostile aux Armagnacs, le sentiment national se manifestait en sa faveur par des symptômes inquiétants pour l'Angleterre. Le duc de Bourgogne ne paraissait pas absolument inaccessible, ses intérêts saufs, aux tentatives de réconciliation qu'allait poursuivre auprès de lui, à l'aide du duc de Savoie, Ja diplomatie de Charles VII; et l'on pouvait démêler entre lui et le duc de Bedford des nuages plus ou moins apparents, de nature à faire espérer de le détacher, à un moment donné, de l'alliance anglaise. A l'habileté politique dont Charles était doué à un très haut point, et qui promettait une direction sage et suivie aux négociations à entamer, le nouveau roi témoignait, en ces premiers jours de son règne, la volonté de joindre cette énergie d'action et d'initiative personnelle dont il avait déjà donné de bonnes preuves étant dauphin. De toutes parts la guerre fut soutenue avec vigueur, quoique sans grands résultats de part ni d'autre, et comme localisée en une foule de petits combats. Mais bientôt l'horizon s'obscurcit davantage encore, et il se fit une douloureuse éclipse dans les espérances du pays et dans l'âme du souverain. La défaite de Crevant (1er juillet 1423) avait été contrebalancée par la victoire de la Gravelle (26 septembre). Mais la journée de Yerneuil (17 août .1424) fut comme un nouvel Azincourt. L'invasion anglaise reprit la suite méthodique de ses progrès. En même temps que ses ennemis lui enlevaient pièce à pièce l'héritage de ses ancêtres, Charles VII en était réduit à subir de la part de ses ministres un joug pesant et dur, qui finit par l'annihiler. Livré à l'influence d'hommes intéressés qui se disputaient sa confiance et faisaient de sa cour un théâtre d'intrigues et de luttes parfois sanglantes, il s'abandonnait découragé à cette insouciante langueur qui sert de consolation et comme de refuge aux âmes que l'espoir abandonne. Le vieux parti des Armagnacs, représenté surtout par Tanguy du Chastel et le président Louvet, avait d'abord conservé la prépondérance dans ses conseils; mais en 1425 il fut écarté des affaires, dont la direction fut saisie presque violemment par le comte Arthur de Richemont, frère du duc de Bretagne, que l'on rattacha ainsi momentanément à la cause française, et par le moyen duquel on espérait amener la paix avec le duc de Bourgogne. Richemont, soutenu par l'influence de la belle-mère du roi, Yolande d'Aragon, reçut l'épée de connétable, et de 1425 à 1428 exerça si pleinement la puissance souveraine, qu'il n'épargna pas au roi lui-même les plus humiliants affronts. Il usa et abusa de son autorité sans profit pour le pays. En 1427, il fit entrer au conseil royal un homme qu'il avait eu pour complice en plusieurs mauvais cas, et qu'il croyait le serviteur dévoué de ses intérêts, Georges de la Trémoille. Il l'imposa à Charles VII, qui n'en voulait point et qui lui dit : « Beau cousin, vous me le donnez, mais vous vous en repentirez, car je le connais mieux que vous. » Peu de temps après, la Trémoille devenait premier ministre. Profitant de l'irritation causée au roi par les procédés offensants de Richemont à son égard et par ses actes sanglants de vengeance arbitraire, il obtint de Charles une proclamation fermant au connétable, qui s'avançait menaçant, l'accès de toutes les villes et de tous les châteaux royaux. C'était une pleine disgrâce pleinement méritée, mais qui ne profita qu'à la Trémoille. Celui-ci fut, à son tour, le maître absolu du roi et de ce qui restait de la France. Sa domination, pire encore que celle de Richemont, dura six années (1429-1435), durant lesquelles les Anglais n'eurent peut-être pas de meilleur auxiliaire que lui, tant son ambition égoïste et sa louche cupidité entravèrent les efforts des défenseurs de la cause nationale.
  L'éclipse momentanée des grandes qualités de Charles VII, qui devaient plus tard jeter sur son règne un si vif éclat, laissant la conduite de la défense nationale à des ministres dont aucun n'était doué d'un haut génie politique ou militaire, était d'autant plus funeste, que l'œuvre du vainqueur d'Azincourt avait pour continuateur un prince tout à fait capable de la poursuivre. Le duc de Bedford, général expérimenté, administrateur habile, politique adroit et ferme, avait, quoique peut-être à un moindre degré, toutes les qualités de Henri V, son frère. Il était impatient de profiter des divisions qui paralysaient les dernières ressources de son adversaire, et aussi des défaites qu'il lui avait fait subir. Il sentait bien que la conquête, supportée avec peine par la population en maint endroit frémissante, avait besoin, pour être définitive, d'être énergiquement poursuivie et rapidement achevée. La domination étrangère ne pouvait s'établir solidement, même au nord de la Loire, tant que le légitime héritier des rois de France régnerait sur les provinces du Centre et du Midi. Mais Bedford était lui-même paralysé par la querelle qui s'était élevée entre son frère, le duc de Glocester, et son allié le duc de Bourgogne, sans lequel il ne pouvait rien, et qu'il sentait toujours près de lui échapper. Jacqueline, comtesse de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Frise, s'était séparée du duc de Brabant, son mari, parent de Philippe le Bon, pour épouser Glocester, qui entendait se mettre en possession immédiate des fiefs qu'elle lui apportait en dot. Philippe le Bon ne voulait à aucun prix laisser passer dans une maison étrangère de riches provinces, voisines de ses possessions de Flandre, et qu'il comptait bien réunir un jour à ses domaines. Après un défi mutuel, la guerre avait éclaté entre les deux princes. Bedford, mettant les intérêts de son neveu, chef de sa race, au-dessus de l'ambition désordonnée de son frère, résolut, bien qu'à contre-cœur, d'interposer son autorité pour que celui-ci se désistât de ses prétentions et renonçât à un mariage plus dangereux pour Henri VI que pour le duc de Bourgogne. Grâce à l'ascendant que lui donnaient son titre d'aîné, l'autorité du régent dans les deux royaumes, et surtout un génie supérieur, il fit prévaloir sa politique. Le mariage de Glocester avec Jacqueline de Hainaut fut cassé, le duc de Brabant maintenu jusqu'à sa mort (1427) en possession des fiefs de sa femme, et Philippe le Bon affermi dans sa fidélité au traité de Troyes. Le moment était venu de tenter un vigoureux effort pour enlever à Charles VII les provinces demeurées françaises. Au mois de juin 1428, le comte de Salisbury, général en chef des forces anglaises, entra en campagne.
  Il s'avança à travers la Beauce, ayant sous ses ordres une armée composée de soldats d'élite, enleva successivement Rambouillet, le Puiset, Rochefort, Châteauneuf-en-Thimerais, Marcheville, Patay, Béthencourt, Rouvray-Saint-Denis, Infreville, Thoury, Yenville. Le 5 septembre, il s'empara de Meung-sur-Loire; le 8, il fit une première apparition sous les murs d'Orléans. Il prit, le mois suivant, Beaugency, Marchenoir, Notre-Dame-de-Cléry, Jargeau, Sully, la Ferté-Hubert, Châteauneuf, Saint-Benoît-sur-Loire, Montpipeau, la Ferté-de-Gaules, Pluviers-en-Gâtinais. Le 7 octobre, son avant-garde occupa Olivet, faubourg d'Orléans, sis au sud de la Loire. Le 12 octobre 1428, le siège de cette ville, demeuré fameux, commença.
  Cette opération avait pour l'ennemi une importance capitale. Maîtres d'Orléans, établis sur la Loire dans une position dominante, occupant la barrière qui avait jusqu'alors borné leur invasion, les Anglais auraient mis la main sur les provinces centrales : le Berry, le Bourbonnais, le Poitou. Rejeté sur le Languedoc et le Dauphiné, attaqué bientôt dans ces provinces mêmes, comment Charles VII aurait-il pu soutenir, avec des ressources sans cesse diminuées, le poids toujours croissant des forces de son adversaire? Les Orléanais, comprenant de quelle importance était pour la patrie le salut de leur cité, firent une résistance héroïque. Ils avaient à leur tête, comme lieutenant de leur duc prisonnier, le bâtard d'Orléans, si célèbre plus tard sous le nom de Dunois, et comme gouverneur le vaillant Raoul de Gaucourt, qui jadis avait si vigoureusement défendu Harfleur contre Henri V. Les bourgeois, les étudiants, se joignirent à la garnison; les femmes elles-mêmes, prenant part à la défense, versèrent sur la tête des assaillants de la chaux vive et de la graisse fondue. Aux mines on opposa des contre-mines; à l'artillerie ennemie, une artillerie bien servie. Soit du haut des remparts, soit en de fréquentes sorties, la coulevrine du fameux canonnier maître Jean de Montéclère, dit le Lorrain, joua des tours terribles aux Anglais. Mais le roi n'envoyait que de faibles secours, les vivres diminuaient, et les lignes anglaises se resserraient sans cesse autour de la place.
  Dès les premiers jours du siège, Salisbury avait enlevé les Tourelles, forteresse qui défendait le pont rattachant Orléans à la rive gauche de la Loire. Tué d'un coup de canon tandis qu'il observait du haut de cette bastille les abords de la place, il avait été remplacé par Guillaume de la Poole, comte de Suffolk, qui, assisté d'habiles lieutenants, Talbot, Scale, Glansdale, Lancelot de l'Isle, etc., poussa le siège avec vigueur et ténacité. Il relia les positions qu'il occupait sur la rive gauche avec la rive droite par un boulevard construit sur le fleuve môme, dans une île un peu au-dessous d'Orléans. Sur la rive droite il entoura peu à peu la cité d'une ceinture de forteresses qui devait, à un moment donné, l'investir complètement en se reliant, à l'autre bout avec les bastilles de la rive gauche. On espérait la réduire ainsi par la famine, si l'on ne pouvait la prendre d'assaut.
  Au commencement de l'année 1429, les conseillers du roi de France résolurent de faire un effort pour secourir la ville, et dirigèrent sur Blois Charles de Bourbon, comte de Clermont, avec trois à quatre mille hommes tirés du Bourbonnais et de l'Auvergne. Au mois de février, une occasion favorable se présenta de battre l'ennemi et peut-être de le contraindre à lever le siège. Sir John Falstof, parti de Paris le 9 février, avec environ deux mille soldats escortant un convoi de vivres destiné aux assiégeants, approchait d'Angerville. Quinze cents hommes de la garnison d'Orléans, sous la conduite du bâtard, sortirent à la rencontre des Anglais pour leur barrer le chemin. Le comte de Clermont, de son côté, quitta Blois et se porta au-devant de l'ennemi. Il s'arrêta à Rouvray-Saint-Denis. En opérant promptement leur jonction, les deux corps français pouvaient surprendre l'ennemi en marche, l'attaquer, le mettre en fuite, s'emparer du convoi, puis, se rabattant sur Orléans, prendre, avec l'aide des habitants, l'armée de siège entre deux attaques et l'écraser, ou du moins la contraindre à battre en retraite. Mais le comte de Clermont, restant immobile à Rouvray, laissa le temps à Falstof de se fortifier derrière ses chariots et un retranchement de pieux.

                 

  Quand les Français et les Écossais auxilaires voulurent forcer les lignes anglaises, ils se firent battre complètement. Quatre cents hommes restèrent sur le champ de bataille, et parmi eux le connétable d'Écosse et son frère William (12 février). Falstof reprit paisiblement la route d'Orléans avec ses soldats et ses vivres. Quelques barils ayant été défoncés dans la lutte, les harengs qu'ils contenaient se répandirent sur le sol : d'où le nom de journée des Harengs donné à cette bataille qui ruina les espérances des Orléanais.
  En vain ceux-ci essayèrent-ils de se mettre sous la protection de Philippe le Bon, duc de Bourgogne; Bedford n'eut garde d'abandonner à son allié une ville dont il comptait bien faire avant peu le boulevard de la puissance anglaise sur la Loire, une porte toujours ouverte sur les provinces du Centre et du Midi, comme Calais l'était, depuis Édouard III, sur les provinces du Nord. « Je serais bien fâché, dit le duc, d'avoir battu les buissons, et que d'autres eussent les oisillons. »
  Les Orléanais luttaient toujours avec le même héroïsme; mais ils se sentaient perdus. La prise de leur ville n'était plus qu'une question de temps.
  Le roi de France, ou plutôt, comme l'appelaient par dérision les Anglais, le roi de Bourges, commençait à désespérer de sa cause. La victoire semblait avoir à jamais abandonné ses drapeaux; ses villes succombaient l'une après l'autre, et ses coffres étaient vides. Rudement frappé par la main de la Providence, il descendait en son âme inquiète, et se demandait avec anxiété si son droit à la couronne méritait vraiment qu'il le défendît, s'il était bien réellement le légitime roi de France. On raconte qu'un mois après l'apparition des Anglais devant Orléans, le jour de la Toussaint, 1er novembre 1428, en sa chapelle royale de Loches, prosterné devant la Majesté divine, il lui adresssa, plein d'angoisse, une prière qui resta alors secrète entre Dieu et lui.
  Toutefois, en dépit de ces revers, la France, malgré d'assez nombreuses défaillances locales, malgré les passions qu'entretenaient encore en beaucoup d'esprits les souvenirs et les haines de la faction bourguignonne; la France, dans son ensemble, ne partageait pas le doute de Charles VII et lui demeurait fidèle, effectivement ou de cœur, comme au vrai représentant de la dynastie nationale, symbole vivant de la patrie. Courbée depuis si longtemps sous le poids accablant de la guerre étrangère et de la guerre civile, en proie aux dévastations, aux incendies, aux pillages, meurtrie et dépouillée par ses ennemis et aussi par ses défenseurs, cette généreuse France supportait le malheur avec courage; elle persistait à espérer dans l'avenir et ne voulait pas être anglaise. En dépit des signes nombreux d'affaissement et de ruine qui apparaissaient à ses regards, elle avait foi dans son roi, elle avait foi dans son Dieu. Elle mettait en œuvre, elle aussi, la puissante efficacité de la prière.
  Dieu, qui avait pris la France en pitié; Dieu, qui aime les Français, qui avait guidé Charlemagne et béni avec saint Louis la race et la nation de saint Louis, auxquelles il réservait encore de grandes choses à faire ensemble, Dieu suscita Jeanne d'Arc.



          
                                      


Source : Jeanne d'Arc - Marius Sépet - 22° éd. 1899

Notes :
1 Discours sur l'histoire universelle, IIIe partie, chap. II.

2 Voyez le bel ouvrage de M. Lecoy de la Marche. Tours, Alfred Mame et fils, grand in-8°.

3 Voyez, pour l'histoire détaillée des événements de ce grand règne, le bel ouvrage de M. Alphonse Vétault. Tours, Alfred Marne et fils, grand in-8°.

4 La Chanson de Roland, édition et traduction de M. Léon Gautier. Tours, Alfred Mame et fils, in-8° et in-4°.

5 Cf. La Chevalerie, par M. Léon Gautier. Paris, Delagrave, grand in-4°.

6 Voyez le curieux ouvrage de M. Louis Courajod, intitulé : l'École royale des élèves protégés, précédée d'une Étude sur le caractère de l'enseignement de l'art français aux différentes époques de son histoire. Paris, J.-B. Dumoulin, in-8°.

7 Jean, sire de Joinville, Histoire de saint Louis, édition et traduction de M. Natalis de Wailly, chap. lxxvii, §§ 390-392. Paris, Firmin Didot, 1871, in-4°.

8 Joinville, chap. XII, § 59.

9 Cf. l'ouvrage de M. Gustave Fagniez, intitulé : Étude sur l'industrie et. la classe industrielle de Paris au XIIIe et au XIVe siècle. Paris, Vieweg, 1877, in-8°.

10 C'est ce qu'a établi M. Léopold Delisle dans son ouvrage intitulé : Études sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie au moyen âge, 1851, in-8°.

11 Voyez le livre de M. Lecoy de la Marche : la Chaire française au moyen âge, spécialement au XIIIe siècle, 2e édition. Paris, Laurens, in-8°.

12 Cf. notre ouvrage intitulé : le Drame chrétien au moyen âge. Paris, Didier, 1878, in-12.

13 Cf. Saint Louis et son temps, par M. Wallon, Paris, Hachette, 2 vol. in-8°, et la belle édition du même ouvrage donnée par MM. Alfred Marne et fils, Tours, grand in-8°.

14 Cf. le chapitre intitulé : la Bataille de Poitiers, dans l'ouvrage si remarquable de M. Siméon Luce : Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque. La jeunesse de Bertrand. Paris, Hachette, in-8° et in-12.

15 Cf., pour ceci et pour tout ce qui va suivre, le bel et savant ouvrage de M. de Beaucourt : Histoire de Charles VII. Paris, Alphonse Picard, 1881-1891, 6 volumes in-8°.

Jeanne d'Arc
Marius Sépet - 22°éd. 1899

Index

Préface

Introduction :


Livre I
I - L'enfance, ... les Voix
II - Le départ
III - L'examen






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