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26 avril 2024  

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par Henri Wallon

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Procès de condamnation
La cédule d'abjuration de Jeanne d'Arc, telle qu'elle a été insérée au procès de condamnation, est-elle authentique ou suspecte ?

es documents essentiels en ce qui concerne Jeanne d'Arc, surtout dans le point examiné aujourd'hui, ce sont, d'une part, le procès de condamnation, et, de l'autre, le procès de réhabilitation. Chacune de ces procédures a son intérêt spécial et aussi son inclinaison particulière, dont la critique doit tenir compte, mais dans une juste mesure. Sans entrer ici dans la discussion des opinions émises sur leur valeur et leurs défauts respectifs, il est permis d'affirmer que le procès de condamnation est à bon droit suspect de fraude générale, d'hypocrisie violente et maligne, et que le procès de réhabilitation, si la tendance en est naturellement favorable à l'objet poursuivi, non seulement par la famille de Jeanne, mais, derrière elle, surtout par le roi Charles VII, a néanmoins été dirigé, selon l'opinion de Quicherat, plutôt sévère pour cette procédure, par des juges qui "étaient la probité même" (1). Là où les deux procès concordent positivement, on tient de la plus solide façon la certitude historique. Là où, dans leur désaccord, des indices recueillis dans l'un sont éclaircis et développés par des témoignages consignés dans l'autre, on peut encore arriver, à ce qu'il semble, à un degré de cette certitude plus que suffisant pour déterminer une conviction raisonnable. Il est, en outre, nombre de cas où la certitude ou, à son défaut, une probabilité très grande peut résulter des renseignements contenus dans l'un des deux procès seulement.

   

  Examinons d'abord l'authenticité de la cédule d'abjuration de Jeanne d'Arc, d'après l'étude seule du procès de condamnation, en ne nous servant du procès de réhabilitation, dont nous ne pouvons ni ne devons effacer absolument de notre esprit les témoignages, que comme d'une lumière, pour ainsi dire, diffuse et seulement indicative.
  A la suite de la séance du 19 mai 1431, où la condamnation de Jeanne avait été décidée conditionnellement, selon les qualifications de l'Université de Paris, l'évêque de Beauvais, principal juge, ou plutôt seul juge effectif (2), conformément à l'avis du plus grand nombre des consulteurs, fit adresser le 23 mai à l'accusée, par le docteur Pierre Maurice, une exposition de ses prétendus méfaits, suivie d'une "admonition charitable."
  Quand cette exhortation fut terminée, Jeanne fit les déclarations suivantes : "Quant à mes fais et mes diz que j'ay diz eu procès, je m'y raporte et les veut soustenir."
- Item, interroguée s'elle cuide et croist qu'elle ne soit point tenue submeictre sex diz et fais à l'Église militant ou à autres que à Dieu, respond : "La manière que j'ai tousjours dicte et tenue eu procès, je la vueil maintenir quant ad ce.
- Item dit que, "s'elle estoit en jugement, et véoit le feu alumé, et les bourrées alumer, et le bourreau prest de bouter le feu, et elle estoit dedans le feu, si n'en dyroit-elle autre chose, et soustendroit ce qu'elle a dit eu procès jusques à la mort". (3)
  Voilà donc des dispositions de résistance on ne peut plus fermes et plus explicites. Sur cela la procédure fut déclarée close, et le lendemain, 24 mai, désigné pour le prononcé de la sentence.

  Le lendemain, c'est la scène publique du cimetière Saint-Ouen. Elle débute par un sermon de Guillaume Erard qui, son flux d'éloquence injurieuse terminé (4), s'adresse à Jeanne en ces termes :
  "Veecy Messeigneurs les juges, qui plusieurs fois vous ont sommée et requise que voulsissiez submectre tous vous fais et dis à nostre mère saincte Église ; et que, en ses diz et fais, estoient plusieurs choses, lesquels, comme il sembloit aux clercs, n'estoient bonnes à dire ou soustenir."
  "A quoy elle respond : "Je vous respondray." Et à la submission de l'Eglise, dist : "Je leur ay dit en ce point de toutes les œuvres que j'ay faictes, et les diz, soient envoyées à Romme devers nostre saint père le Pape, auquel et à Dieu premier je me rapporte. Et quant aux dis et fais que j'ay fais, je les ay fais de par Dieu."
- Item dit que de ses fais et dis elle ne charge quelque personne, ne son roy, ne autre ; et s'il y a quelque faulte, c'est à elle et non à autre.
  "Interroguée se les fais et dis qu'elle a fais, qui sont reprouvez, s'elle les veult révoquer : respond : "Je m'en raporte à Dieu et à nostre saint père le Pape."
  "Et pour ce que il luy fut dit que il ne suffisoit pas, et que on ne povoit pas pour .... (5) aler querir nostre saint Père, si loing ; aussi que les Ordinaires estoient juges chacun en leur diocèse ; et pour ce estoit besoing qu'elle se rapportast à nostre mère sainte Eglise, et qu'elle tenist ce que les clercs et gens en ce se congnoissans en disoient et avoient déterminé de ses diz et fais ; et de ce fut amonnestée jusques à la tierce monicion." (6)

  La "fille au grand cœur" demeure donc inébranlable en face de la condamnation imminente, c'est-à-dire du bûcher près de s'allumer. L'évêque de Beauvais commence la lecture de la sentence qui doit l'y envoyer. Ici, à en croire la minute du greffier, un changement soudain se produit en Jeanne.
  "Et après ce, comme la sentence fut encommancée à lire, elle dist qu'elle vouloit tenir tout ce que les juges et l'Église vouldroient dire et sentencier, et obéir du tout à l'ordonnance et voulenté d'eulx. Et alors, en la présence des dessus dits (les juges, leurs assistants et assesseurs) et grant multitude de gens qui là estoient, elle révoqua et fist son abjuration en la manière qui ensuit..."
  En réalité le texte de cette abjuration n'a point été inséré dans la minute, qui continue en ces termes : "Et dist plusieurs fois que, puisque les gens d'Église disoient que ses apparicions et révélacions n'estoient point à soustenir ne à croire, elle ne les vouloit soustenir : mais du tout s'en rapportoit aux juges et à nostre mère saincte Église." (7)
  Cette dernière phrase n'a pas été traduite dans la rédaction latine, texte officiel du procès, mais notablement postérieur. Elle y est remplacée par la cédule d'abjuration, insérée là sous une double forme : un texte français qui y est donné comme celui qui fut lu à Jeanne, répété par elle et muni de sa signature, et un autre texte en langue latine, dont la comparaison avec le texte français semble indiquer (telle est du moins notre impression personnelle) un rapport inverse de celui qui existe entre la minute française du procès et sa rédaction définitive, c'est-à-dire qu'il nous paraît que, pour la cédule dont il s'agit, c'est le texte latin qui est l'original et le texte français une traduction faite sur lui. Si cette impression est juste, cet indice peut n'être pas sans importance. Quoi qu'il en soit, voici le texte français, celui qu'aurait entendu, répété et accepté Jeanne :

""""Toute personne qui a erré et mespris en la foy chrestienne, et depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en lumière de vérité et à l'union de nostre mère saincte Église, se doit moult bien garder que l'ennemi d'enfer ne le reboute et face recheoir en erreur et en damnacion. Pour ceste cause, je JEHANNE, communément appellée la Pucelle, misérable pécherresse, après ce que j'ay cogneu le las de erreur ouquel je estoie tenue, et que, par la grâce de Dieu, suis retournée à nostre mère saincte Églist, affin que on voye que non pas fainctement, mais de bon cuer et de bonne voulenté, sui retournée à icelle, je confesse que j'ay très griefment péchié, en faignant mençongeusement avoir eu révélacions et apparicions de par Dieu, par les anges et saincte Katherine et saincte Marguerite, en séduisant les autres, en créant folement et légiérement, en faisant supersticieuses divinacions, en blasphémant Dieu, ses Sains et ses Sainctes ; en trespassant la loy divine, la saincte Escripture, les droiz canons ; en portant habit dissolu, difforme et deshonneste contre la décence de nature, et cheveux rongnez en ront en guise de homme, contre toute honnesteté du sexe de femme ; en portant aussi armeures par grant présumpcion et désirant crueusement effusion de sang humain ; en disant que toutes ces choses j'ay fait par le commandement de Dieu, des angelz et des Sainctes dessusdictes, et que en ces choses j'ay bien fait et n'ay point mespris; en mesprisant Dieu et ses sacremens ; en faisant sédicions, en ydolatrant par aourer mauvais esperis, et en invocant iceulx. Confesse aussi que j'ay esté scismatique et par pluseurs manières ay erré en la foy. Lesquelz crimes et erreurs, de bon cuer et sans ficcion, je, de la grâce de Nostre Seigneur, retournée à voye de vérité, par la saincte doctrine et par le bon conseil de vous et des docteurs et maistres que m'avez envoyez, abjure, déteste, regnie, et de tout y renonce et m'en dépars. Et sur toutes ces choses devant dictes, me soubzmetz à la correccion, disposicion, amendement et totale déterminacion de nostre mère saincte Église et de vostre bonne justice. Aussi je jure, voue et prometz à monseigneur saint Pierre, prince des apostres, à nostre saint père le Pape de Romme, son vicaire, et à ses successeurs, et à vous, mes seigneurs, révérend père en Dieu, monseigneur l'évesque de Beauvais, et religieuse personne frère Jehan Le Maistre, vicaire de monseigneur l'lnquisiteur de la foy, comme à mes juges, que jamais, par quelque enhortement ou autre manière, ne retourneray aux erreurs devant diz, desquelz il a pleu à Nostre Seigneur moy délivrer et oster ; mais a toujours demourray en l'union de nostre mère saincte Église, et en l'obéissance de nostre saint père le Pape de Romme. Et cecy je diz, afferme et jure par Dieu le Tout-Puissant, et par ces sains Evangiles. Et en signe de ce, j'ay signé ceste cédule de mon signe. Ainsi signée : " Jehanne  † """"

 

  La soudaineté du revirement de Jeanne, si ferme jusque-là, n'est pas sans doute impossible en soi, quoique peu conforme à son caractère. Mais autre chose est de concevoir que la peur du bûcher l'ait tout à coup amenée à s'en remettre à la décision de ses juges, autre chose de considérer comme vraisemblable qu'elle se soit pliée à confesser publiquement d'une façon positive et précise, la série de "crimes et erreurs", si contraires à ses convictions et à ses dispositions intimes, à ses actes réels, à ses protestations antérieures, que l'on trouve entassée, pour ainsi dire, en une sorte d'accumulation injurieuse de forfaits parfois ridicules et même contradictoires, dans la cédule dont nous venons de citer le texte. (9)
  La soumission de Jeanne à ses juges, quels qu'en aient été les termes, amena la substitution à la sentence mortelle que Pierre Cauchon avait commencé à lire, d'une autre sentence, préparée aussi à l'avance, qui condamnait la jeune fille à une prison perpétuelle. La façon inqualifiable dont cette sentence fut exécutée devint le point de départ du procès dit de relaps, dont l'issue, inévitable cette fois, devait être le supplice de l'héroïque vierge. L'instruction ne comprit qu'un seul interrogatoire, subi par l'accusée le 28 mai, dans sa prison. Il en résulte que Jeanne rétractait avec énergie sa rétractation précédente qui lui causait des remords et que lui reprochaient ses voix. Quant aux articles précis et aux circonstances de sa soumission, ce qu'elle en dit concorde assez mal avec le procès-verbal officiel de la séance du cimetière Saint-Ouen et le texte de la cédule que nous avons reproduit.

  Voyez plutôt :   "Item luy fut dit qu'elle avait promis et juré non reprandre ledit abbit de homme. Respond que oncques n'entendi qu'elle eust fait serement de non le prendre... Item, dit qu'elle avoit reprins, pour ce que on ne luy avoit point tenu ce que on luy avoit promis, c'est assavoir qu'elle iroit à la messe et recepvroit son Sauveur, et que on la mectroit hors de fers...
- Interroguée s'elle croist que ses voix soient saincte Marguerite et saincte Katherine : respond que ouil, et de Dieu... Et quant ad ce qui luy fut dit que en l'escharfault avoit dit, mansongneusement elle s'estoit vantée que c'estoient sainctes Katherine et Marguerite : respond qu'elle ne l'entendoit point ainsi faire ou dire.
- Item, dit qu'elle n'a point dit ou entendu révoquer ses apparicions, c'est assavoir que ce fussent sainctes Marguerite et Katherine... Item, dit qu'elle ne fist oncques chose contre Dieu ou la foy, quelque chose que on luy ait fait révoquer ; et que ce qui estoit en la cédule de l'abjuracion, elle ne l'entendoit point.
- Item, dit qu'elle dist en l'eure, qu'elle n'en entendoit point révoquer quelque chose, se ce n'estoit pourveu qu'il pleust à Nostre Sire."

  Dès le lendemain, 29 mai, l'évêque de Beauvais réunit un assez grand nombre de consulteurs dans la chapelle de l'archevêché de Rouen. Il leur fit lire le procès-verbal du récent interrogatoire et le texte (mais quel texte ?) de la cédule d'abjuration, puis il mit en délibération la qualification de la nouvelle conduite de Jeanne et les mesures à prendre à son sujet. Or, à la presque unanimité, les consulteurs adoptèrent l'avis exprimé par Gilles de Duremort, abbé de Fécamp, lequel opina bien que l'accusée était relapse et méritait d'être livrée au bras séculier, mais demanda qu'au préalable la cédule dont il venait d'être donné lecture fut de nouveau lue devant Jeanne et qu'on la lui expliquât en lui exposant la parole de Dieu (10).
  Si, comme on l'a généralement compris et comme nous l'entendons nous même, la cédule dont l'abbé de Fécamp s'est ainsi préoccupé est bien celle de l'abjuration (11), son avis semble prendre l'aspect
d'un doute timidement exprimé devant un homme puissant et redoutable. La lecture et l'explication demandées ne furent d'ailleurs point faites, au moins de façon loyale, claire et utile. Le sermon de Nicole Midi, qui, le lendemain, précéda le supplice de Jeanne, ne peut être accepté comme une satisfaction effective donnée sur ce point à la conscience des consulteurs (12).

   

  De l'étude que nous venons de faire du procès de condamnation le texte de la cédule d'abjuration, tel qu'il a été inséré dans ce procès, ne nous paraît pas sortir indemne. Il résulte, croyons-nous, de cette étude, des indices qui autorisent à tenir ce texte en suspicion. S'il en est ainsi, les témoignages recueillis au procès de réhabilitation n'en auront que plus d'autorité s'ils concluent contre cette pièce. Venons-en maintenant à ces témoignages. Mais remarquons tout d'abord qu'il résulte nettement de leur ensemble que la soumission de Jeanne n'a pas eu le caractère d'un revirement soudain, uniquement déterminé par la peur du supplice imminent, comme tendrait à le faire croire, contre la vraisemblance, le procès-verbal du 24 mai. Jeanne fut amenée à cette soumission par un assaut continuel et opiniâtre de menaces, de prières et de promesses, par une véritable obsession continuée jusqu'au moment où elle céda c'est-à-dire après même que l'évêque de Beauvais avait commencé la lecture de la sentence de condamnation mortelle, que la soumission enfin obtenue fit interrompre. Inutile d'insister sur ce point, dont on trouvera partout les incontestables preuves, et notamment dans les deux travaux qui ont servi de point de départ et d'occasion à la présente étude : celui de M. le chanoine Dunand et celui de M. le chanoine Chevalier. Ce que nous recherchons, nous, en ce moment, dans les témoignages de la réhabilitation, c'est la lumière qu'ils nous peuvent fournir sur l'authenticité de la cédule d'abjuration.
  L'un des principaux auxiliaires de l'évêque de Beauvais, Thomas de Courcelles, celui-là même qui fut chargé de la rédaction latine du procès de condamnation, fut interrogé, en 1456, dans la cause de réhabilitation. Sa déposition est un chef-d'oeuvre d'équivoque, de réticence, de restriction mentale. Le passage relatif à la cédule d'abjuration, par les hésitations mêmes du déposant, et son extraordinaire défaillance de mémoire, autorise tous les soupçons : "Interrogé sur le point de savoir qui a fait la cédule d'abjuration, qui est contenue au procès, et qui commence ainsi : "Toi, Jehanne » (en réalité : Je Jehanne), il dit qu'il ne le sait pas ; et il n'a pas non plus connaissance qu'elle ait été lue ou expliquée à ladite Jeanne. Il dit
de plus qu'il y eut ensuite une prédication faite au cimetière Saint-Ouen par maître Guillaume Erard ; et lui qui parle était sur l'échafaud, derrière les prélats (13) ; il ne se souvient pourtant pas des paroles prononcées par ledit prédicateur, si ce n'est qu'il disait "l'orgueil de cette femme." Et il dit qu'ensuite l'évêque commença à lire la sentence ; mais il ne se rappelle pas ce qui fut dit à ladite Jeanne ni ce qu'elle-même répondit. Il dit pourtant qu'il se souvient bien que maître Nicolas de Venderes fit une certaine cédule, qui commençait ainsi : "Quotiens cordis oculus" mais si cette cédule est contenue au procès, il ne le sait pas (14). Il ne sait pas non plus s'il a vu cette cédule dans les mains dudit maître Nicolas avant l'abjuration de ladite Pucelle ou après, mais il croit qu'il l'a vue avant" (15)

  Sur le même échafaud que Thomas de Courcelles, assis aux pieds de son maîitre Jean Beaupère, l'un des instruments de Cauchon dans l'instruction et la conclusion du procès, se trouvait un ecclésiastique nommé Jean Monnet, qui fut interrogé en 1456. Sa mémoire est meilleure ici que celle de Thomas de Courcelles.
  Il dit et dépose qu'il assista à la prédication faite au cimetière Saint-Ouen, et lui qui parle était sur l'échafaud, assis aux pieds de maître Jean Beaupère, son maître ; et quand la prédication fut finie, comme on commençait à lire la sentence, ladite Jeanne dit que, si elle était conseillée par les clercs, et qu'ils jugeassent en conscience qu'elle se devait soumettre, elle ferait volontiers ce qu'ils lui conseilleraient ; et cela entendu, l'évêque de Beauvais demanda au cardinal d'Angleterre, qui était là aussi, ce qu'il devait faire, attendu la soumission de ladite Jeanne. Ledit cardinal répondit alors audit évêque qu'il devait admettre ladite Jeanne à la pénitence. Et alors l'évêque mit de côté la sentence qu'il avait commencé à lire et reçut ladite Jeanne à la pénitence. Et alors celui qui parle vit une certaine cédule d'abjuration, qui fut lue alors, et il paraît à celui qui parle que c'était une petite cédule, comme de six ou sept lignes ; et il se souvient bien, comme il le dit, que ladite Jeanne se rapportait à la conscience des juges si elle devait faire abjuration ou non. (17)
  Le point capital de cette déposition, c'est le renseignement qu'elle contient sur la dimension de la cédule d'abjuration. Ce renseignement est confirmé par le témoignage de l'un des trois notaires-greffiers du procès de condamnation, Nicolas Taquel. Il dit et dépose qu'il était présent au cimetière Saint-Ouen quand fut faite la première prédication; mais il n'était pas sur l'échafaud avec les autres notaires (18). Toutefois il en était assez près, et en lieu où il pouvait entendre ce qui se faisait et se disait ; et il se souvient bien qu'il vit ladite Jeanne, quand la cédule d'abjuration lui fut lue ; et elle lui fut lue par Messire Jean Massieu ; et elle était comme de six lignes de grosse écriture. Et ladite Jeanne la répétait après ledit Massieu. Et ce texte de l'abjuration était en français, commençant ainsi : "Je Jehanne (19)."

  Une confirmation nouvelle résulte de la déposition du médecin Guillaume de la Chambre, assesseur au procès de condamnation, et qui avait donné des soins à Jeanne d'Arc, gravement malade dans sa prison : "Il dit qu'il était présent au sermon fait par maître Guillaume Erard ; toutefois, il ne se rappelle pas les paroles prononcées dans ce sermon ; mais il se souvient bien de l'abjuration que fit ladite Jeanne, bien qu'elle ait longtemps résisté à la faire ; mais enfin elle y fut décidée par ledit maître Guillaume Erard, qui lui dit de faire ce qu'on lui conseillait, et qu'elle serait délivrée de la prison. Et sous cette condition et non autrement le fit-elle, et elle lut ensuite une certaine autre petite cédule, contenant six ou sept lignes, en un feuillet de papier roulé et plié en double ; et lui qui parle était si près qu'il pouvait quasi voir les lignes d'écriture et leur façon (20)."

  Un personnage plus important, assesseur, lui aussi, et consulteur, et non des moindres, Pierre Migiet, prieur de Longueville-Giffard, confirme, sous une forme nouvelle et notable, le même renseignement sur la cédule : "Quant au fait de l'abjuration..., il dit qu'elle fut faite par Jeanne, et était mise par écrit, et durait autant, ou à peu près, comme le Pater noster (21). »

  Enfin, une dernière et décisive confirmation nous est apportée par l'huissier même du procès, Jean Massieu, personnellement acteur dans la scène de l'abjuration, et qui nous affirme comme un fait certain la conclusion naturelle des témoignages qui précèdent : "Il dépose,... quant à l'abjuration,... que quand fut faite la prédication
par maitre Nicolas (sic pour Guillaume Erard) au cimetière Saint-Ouen, que ledit Erard tenait une certaine cédule d'abjuration, et qu'il dit à Jeanne : "Tu abjureras et signeras cette cédule." Et alors cette cédule fut remise à lui qui parle pour qu'il en donnât lecture, et lui qui parle la lut devant ladite Jeanne. Et il se rappelle bien que dans ladite cédule il était prévu qu'à l'avenir elle ne porterait plus les armes, l'habit d'homme, les cheveux ras, et beaucoup d'autres choses dont il ne se souvient pas. Et il sait bien que cette cédule contenait environ huit lignes, et non davantage ; et il sait positivement que ce n'était pas celle dont il est fait mention au procès, parce que c'est d'une autre que celle qui a été insérée au procès que lui qui parle a donné lecture et où ladite Jeanne a mis son seing." (22)

   

  Au point de notre examen où nous sommes parvenu, il nous est difficile de nous expliquer autrement que par l'esprit de système, qui fut, selon les cas, tantôt le fort, tantôt le faible de ce grand érudit, les négligentes fins de non-recevoir opposées par Quicherat aux témoignages qui précèdent (23). Il a trouvé sur le point capital de la dimension de la cédule une explication plus ingénieuse que solide. "S'il y a eu réellement, dit-il, deux copies différentes de la formule, l'une courte et l'autre longue, c'est que la première, destinée à être prononcée, contenait seulement les termes de la rétractation, tandis que l'autre, devant être transcrite dans un document solennel, était amplifiée d'un protocole et de considérations finales dans le style théologique du temps ; et telle se présente dans son développement la pièce du procès ; la rétractation proprement dite s'y réduit à un petit nombre d'articles qui pouvaient tenir en cinq ou six lignes d'écriture."
  En réalité, si la pièce insérée au procès contient un bref "protocole", on n'y trouve aucune considération finale de théologie, mais
un serment explicite et confirmatif de l'abjuration, qui n'a point un caractère extérieur à la pièce elle-même. Toutefois, pour plus de sûreté, retranchons ce serment, vœu et promesse finale, aussi bien que le bref protocole du début. Ce qui reste, c'est-à-dire "les termes de la rétractation", comme dit Quicherat, depuis les mots : "Je, Jehanne", jusqu'à ceux-ci : "et de vostre bonne justice", en retranchant même le développement : "miserable pecherresse, etc...", ce qui reste pouvait-il tenir dans les six, sept ou huit lignes de grosse écriture, "grossæ litteræ", en quoi consistait la cédule d'abjuration répétée et signée par Jeanne, selon les témoignages ci-dessus reproduits ?
  Voici, à cet égard, une comparaison précise. Dans les manuscrits du fonds latin à la Bibliothèque nationale 5965 et 5966, qui sont des expéditions, des "grosses" authentiques du procès de condamnation, mais dont l'écriture est de dimension moyenne, cette partie de la cédule occupe, savoir vingt-cinq lignes dans le premier et vingt-trois lignes dans le second de ces manuscrits (le texte intégral tient quarante-sept lignes dans le premier et quarante-trois dans le second.) (24) Un moyen de contrôle nous est encore offert par la déposition de Pierre Migiet. Selon lui, l'abjuration de Jeanne, telle qu'on la lui produisit par écrit, demandait, pour être prononcée, environ le temps d'un Pater noster. Ici, c'est par syllabes qu'il faut compter. Le Pater, y compris l'Amen final, compte cent-cinq syllabes, tandis que la cédule d'abjuration insérée au procès, réduite selon l'observation de Quicherat, en compte à peu près quatre cents.
  A la question posée en ces termes : "La cédule d'abjuration de Jeanne d'Arc, telle qu'elle a été insérée au procès de condamnation, est-elle authentique ou suspecte ?" Nous répondons, comme conclusion de l'examen ci-dessus : "Cette pièce est suspecte", et nous adhérons sur ce point à l'opinion exprimée par M. le chanoine Dunand et par M. le chanoine Chevalier (25).


     
                                            


Sources : Etude critique de Marius Sepet sur l'abjuration (Revue des questions historiques)

Illustrations :
- Vue générale de l'église St-Ouen ("La grand histoire illustrée de Jeanne d'Arc" - H.Debout - 1922)
- Plan du cimetière de St-Ouen ("Jeanne d'Arc et la Normandie aux XV° siècle - A.Sarrazin - 1896)

Notes :
1
Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, p. 150.

2 On sait que son collègue, le vice-inquisiteur Jean Lemaitre, ne siégea que malgré lui et n'agit que sous l'oeil et la main du terrible évèque.

3 Q. Procès, t.I, p.441.

4 Ostendendo præfatam Johannam per multos errores et gravia crimina ab unitate ejusdem sanctæ matris Ecclesiæ separatam fuisse, populumque christianum multipliciter scandalizasse.
Procès, t.I, p.444.

5 Les points indiquent une lacune dans la minute française du procès. Elle n'a pas été comblée et peut-être ne pouvait plus l'être dans la rédaction latine, où l'on s'est contenté d'en supprimer l'indice, c'est-à-dire le mot pour.

6 Q. Procès, t.I, p.444-446.

7 Q. Procès, t.I, p.446.

8 Q. Procès t.I, p.447-448.

9 Cette invraisemblance interne de la cédule a été justement relevée par L'Averdy : Notice du procès criminel de condamnation de Jeanne d'Arc dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, t.III (1790), p.175.

10 Tamen bonum est quod schedula nuper lecta, legatur iterum coram ipsa, et sibi exponatur, proponendo ei verbum Dei. » Q. Procès, t.I, p.463.

11 C'est notre devoir de critique de faire observer qu'à la rigueur on pourrait se demander si la schedula en question n'est pas le procès-verbal de la séance du 28 mai, qualifié aussi de schedula (Procès, t.I, p.462, en note) et auquel se réfère une curieuse remarque (p.464) du prieur de Longueville-Gifard. Cf. le procès-verbal de la séance du 19 mai)

12 Ni non plus la remontrance supposée par Quicherat (Aperçus nouveaux, p.143) d'après l'étrange enquête posthume du 7 juin.

13 Cet échafaud, où siégeaient les juges, assesseurs et notables assistants, était distinct de celui où Jeanne avait été placée pour entendre le sermon de Guillaume Erard et pour subir les adjurations et menaces du prédicateur.

14 Il ne le sait pas, lui, l'auteur de la rédaction officielle et définitive du procès, auquel il avait pris une si grande part. Voilà une ignorance bien extraordinaire.

15 Q. Procès, t.III, p.60-61.

16 Jean Beaupère lui-même avait été interrogé dans l'enquête préliminaire ouverte à Rouen en 1450 par maître Guillaume Bouillé. Mais sa déposition, curieuse d'ailleurs, ne peut guère servir à rien sur le point précis qui nous occupe en ce moment. Procès, t.III, p.20-21.

17 Q. Procès, t.III, p.64-65.

18 ll s'agit ici de l'échafaud où se trouvaient Jeanne et le prédicateur Guillaume Erard. Les deux autres notaires, Guillaume Colles, dit Boisguillaume, et Guillaume Manchon, qui était le greffier principal, y avaient pris place pour instrumenter. Ils n'ont rien dit dans leurs dépositions au procès de réhabilitation de la dimension de la cédule. Nous devons à Manchon le renseignement suivant: "Dixit etiam quod non vidit illam litteram abjurationis fieri; sed fuit facta post conclusionem opinionum et antequam accederent ad illum locum." - Procès, t.III, p.147.
La question pour Manchon était particulièremént délicate, et l'on ne crut pas peut-être nécessaire de le trop presser sur ce point.

19 Q. Procès, t.III, p.197.

20 Q. Procés, t.III, p.52.

21 Q. Procès, t.III, p.132.

22 Q. Procès, t.III, p.156.
Les mots "multa alia" qui ne sont peut-être qu'une traduction excessive du terme français dont le déposant avait fait usage., doivent en tout cas être interprétés selon les limites posées pour la cédule par la déposition elle-même.

23 Aperçus nouveaux, p.133 et suivants- Cf. Dunand, ouvrage cité ci-dessus.

24 Ms.latin 5965, fol.149. - Ms.latin 5966, fol.191. - A notre axis, ces manuscrits nous donnent, quant au papier et à l'écriture, une idée suffisamment approximative du feuillet présenté à Jeanne et souscrit par elle.
M. le chanoine Dunand a insisté avec raison sur le calcul comparatif que nous venons de faire après lui, mais il n'a pu opérer que sur le texte imprimé. Ouvrage cité, p.47, 51 et suiv., 89 et suiv.

25 ll y a longtemps que M.Wallon, dans son livre toujours si utile, a relevé les "difficultés assez graves" qui s'élèvent contre la cédule insérée au procès. Nous-même, dans notre ouvrage sur Jeanne d'Arc, qui, pour cette partie, remonte à 1869, nous avons dit que la cédule souscrite par Jeanne était « très brève et sans doute peu explicite."
Nous avons été un peu surpris de voir que M. le chanoine Dunand avait négligé de comprendre ces mots dans les quelques lignes de notre livre citées par lui  (p. 169).
Le P. Ayroles a soutenu avec beauconp de vigueur une conclusion semblable : "La vraie Jeanne d'Arc - La Martyre", p. 425 et suiv., 515 et suiv.




Procès de condamnation

Présentation :

- L'organisation du tribunal
- Les sources existantes
- Plan chateau de Rouen
- La prison de Jeanne

Procès :
- Procès


Complément :
- Etude de l'abjuration
- Lettres de garantie




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Jeanne d'Arc, histoire et dictionnaire