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Procès
de réhabilitation
Déposition
de Jean Barbin |
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Vénérable et docte personne, maître Jean Barbin, docteur ès lois,
avocat du roi notre sire dans sa cour du Parlement. Age : cinquante ans.
Cité et venu devant les seigneurs susdits, il a prêté serment, a été
examiné. Il a déclaré n'être en état de répondre que sur les quatre
premiers articles; il l'a fait en ces termes sous la foi de son serment :
J'étais à Poitiers lorsque Jeanne arriva vers le roi à Chinon. J'ouïs
dire que de prime abord le roi ne voulut en faire aucun cas ; il exigea qu'elle fût avant tout examinée par les clercs :
et, ainsi que je l'ai appris, il envoya au pays d'origine pour savoir
d'où elle venait.
Jeanne fut dirigée, pour y être examinée, sur Poitiers où je me
trouvais alors, et c'est là que je la connus pour la première fois. A son
arrivée, elle fut reçue dans la maison de maître Jean Rabateau. Pendant
qu'elle y demeurait, j'entendis la dame dudit Rabateau affirmer que
chaque jour après le repas elle passait un long temps à genoux, et aussi
la nuit. Souvent elle entrait dans une petite chapelle qui était dans la
maison, et y demeurait beaucoup de temps en prières. Elle fut visitée
par de nombreux clercs, par maître Pierre de Versailles, professeur de
théologie sacrée, à sa mort évêque de Meaux, par maître Guillaume
Aymeri, lui aussi professeur de sacrée théologie, par d'autres gradués
en théologie, qui l'interrogèrent tant qu'ils voulurent.
J'ai entendu, moi qui vous parle, ces mêmes docteurs dire qu'ils
l'avaient sondée, et lui avaient fait de nombreuses questions, auxquelles
elle répondait avec beaucoup de sagesse, comme l'aurait fait un bon
clerc. Ils étaient émerveillés de ses réponses, et croyaient, vu sa vie et
sa conduite, que c'était l'effet d'une assistance divine.
Les examens et les interrogatoires terminés, la conclusion finale des
clercs fut qu'il n'y avait rien de mal en elle, rien de contraire à la foi
catholique, et qu'attendu la nécessité du roi et du royaume, alors que le
roi elles sujets de son obéissance, réduits au désespoir, n'avaient aucune
espérance de secours sinon celui que Dieu pouvait leur envoyer, ils
croyaient que le roi pouvait s'en aider. A ces délibérations assistait un professeur de théologie du nom de
maître Jean Erault. Il raconta avoir autrefois entendu une certaine
Marie d'Avignon (1) qui était venue trouver le roi, et lui avait prédit que
le royaume aurait beaucoup à souffrir et passerait par bien des calamités.
Elle ajoutait avoir eu beaucoup de visions sur la désolation du royaume
de France.
Dans une, entre autres, de nombreuses armures lui avaient été présentées.
Effrayée, Marie craignait d'être contrainte de s'en revêtir. Il lui
fut répondu de ne pas craindre ; que ces armes n'étaient pas pour elle,
mais pour une Vierge qui viendrait après elle; elle porterait ces armures
et délivrerait le royaume de ses ennemis. Érault disait croire fermement
que Jeanne était la Vierge dont parlait Marie d'Avignon.
Les hommes d'armes regardaient la Pucelle comme une sainte. Au
milieu des armées, ses paroles et ses actes étaient si bien ordonnés
selon Dieu, que personne ne pouvait rien trouver à y reprendre.
J'ai entendu maître Pierre de Versailles raconter qu'un jour il se
trouvait à Loches en compagnie de Jeanne. Les gens venaient saisir les
pieds de son cheval, et lui baisaient les pieds et les mains. Maître Pierre
lui dit qu'elle faisait mal de souffrir pareilles manifestations qui ne lui étaient pas dues, qu'elle devait se tenir en garde, que par elle les gens se
rendaient coupables du péché d'idolâtrie. Elle répondit : « En vérité, si
Dieu ne me gardait, je ne saurais pas me garder contre semblables témoignages. »
En un mot, à mon sens Jeanne était une bonne catholique, et tout
ce qu'elle a fait vient de Dieu. Ce qui me fait parler ainsi, c'est que tout
en elle était digne d'éloges, sa conversation, sa frugalité, sa tempérance,
tous ses actes. Jamais je n'entendis articuler sur son compte rien de
suspect ; toujours je l'ai entendu réputer et maintenir pour femme
vertueuse et catholique.
Venerabilis et scientificus vir, magister Johannes
Barbin, legum doctor, advocatus domini nostri regis
in sua Parlamenti curia, ætatis L annorum, testis
coram eisdem dominis judicibus productus, receptus,
juratus et examinatus, die ultima mensis
aprilis.
Et primo, interrogatus super contentis in I., II.,
III. et IV. articulis in hac causa productis, aliis omissis,
quum de ipsis nihil sciret deponere : dicit et deponit,
ejus medio juramento, quod, tempore quo ipsa Johanna
ivit versus regem in villa de Chinon, ipse loquens
erat in villa Pictavensi ; et audivit dici quod
rex prima facie eidem Johannæ noluit adhibere fidem,
sed voluit quod prius examinaretur per clericos, et
misit etiam, ut audivit, in loco nativitatis ipsius Johannæ,
ad sciendum unde erat. Et ut ipsa Johanna
examinaretur, missa fuit ad villam Pictavensem, in
qua tunc ipse loquens erat, et in eadem villa Pictavensi
primitus de eadem Johanna notitiam habuit.
Quæ, dum in eadem villa accessit, fuit hospitata in
domo magistri Johannis Rabateau ; et tempore quo
erat ibidem hospitata, audivit dici ab uxore dicti Rabateau
quod ipsa erat quotidie post prandium per
magnum temporis spatium genibus flexis citius, et
etiam de nocte, et quod multotiens intrabat quamdam
parvam cappellam illius domus, et ibidem per magnum tempus orabat. Et eam visitaverunt multi clerici,
videlicet magister Petrus de Versailles, sacræ theologiæ
professor, tempore sui obitus episcopus Meldensis,
et magister Guillelmus Aymeri, etiam sacræ
theologiæ professor, et alii graduati in theologia,
de quorum nominibus non recordatur, qui similiter
eam interrogaverunt prout voluerunt. Et audivit tunc
ipse loquens ab eisdem doctoribus referri quod eam
examinaverant, et sibi plures fecerant quæstiones, quibus
multum prudenter respondebat, ac si fuisset unus
bonus clericus ; ita quod mirabantur de ejus responsionibus,
et credebant quod hoc erat divinitus, attenta ejus
vita et conversatione. Et finaliter fuit conclusum per
clericos post examinationes et interrogationes per eos
factas, quod non erat in ea aliquid mali, nec aliquid
fidei catholicæ contrarium ; et, visa necessitate in qua
tunc erat rex et regnum, quoniam rex et incolæ eidem
obedientes erant illo tempore in desperatione,
et sine spe cujuscumque adjutorii, nisi processisset a
Deo, quod rex de eadem se poterat juvare. Et in illis
deliberationibus quidam magister Johannes Érault,
sacræ theologiæ professor, retulit quod ipse alias audiverat
dici a quadam Maria d'Avignon, quæ pridem
venerat apud regem, cui dixerat quod regnum Franciæ habebat multum pati, et plures sustineret
calamitates, dicendo ulterius quod ipsa habuerat multas
visiones tangentes desolationem regni Franciæ, et
inter alia videbat multas armaturas quae eidem Mariæ
præsentabantur ; ex quibus ipsa Maria expavescens timebat ne cogeretur illas armaturas recipere ; et sibi
fuit dictum quod non timeret, et quod ipsa non deferret
hujusmodi arma, sed quædam Puella, quæ veniret
post eam, eadem arma portaret et regnum Franciæ
ab inimicis liberaret. Et credebal firmiter quod ipsa
Johanna esset illa de qua ipsa Maria d'Avignon fuerat
locuta.
Dicit insuper quod armati eam reputabant quasi
sanctam, quia ita se habebat in exercitu, in dictis et
factis, secundum Deum, quod a nullo reprehendi poterat.
Dicit ulterius quod audivit dici a magistro Petro
de Versailles quod, dum quadam vice ipse magister
Petrus esset in villa de Loches, in societate ipsius Johannæ,
quædam gentes capiebant pedes equi sui, et
osculabantur manus et pedes. Ipse autem eidem Johannæ
dixit quod male faciebat talia pati, quæ non
sibi spectabant, dicendo quod caveret a talibus, quia
faciebat homines idolatrare. Ipsa Johanna respondit : « In veritate, ego nescirem a talibus me custodire, nisi Deus me custodiret. »
Et breviter dicit loquens quod, videre suo, ipsa
Johanna erat bona catholica, et quod quidquid per
eam actum fuit, hoc fuit a Deo ; et ad hoc dicendum
movetur quia ipsa erat in omnibus commendanda,
tam in conversatione, quam in cibo et potu et aliis ;
nec unquam de eadem audivit dici aliquid sinistrum, sed eam semper audivit manuteneri et reputari pro bona et catholica muliere.
Sources
:
- Présentation
et traduction (à la forme directe): "La vraie Jeanne d'Arc, tome IV : la vierge-guerrière"
R.P Ayroles (1898) p.141.
- Texte latin : Quicherat - Procès t.III p.82.
Notes :
1 Marie Robine, dite la Gasque d'Avignon, femme dont les prédictions
firent grand bruit au commencement du xve siècle. Voici ce que je trouve écrit
sur son compte dans le manuscrit de la Bibliothèque du roi, n° 10318-2. 2,
fol. 48 : « Elle eut une vision, comme elle récite en icelle vision, comment« Dieu mandoit au roy de France ( Charles VI) par ladicte Marie que il ne fist ne permist estre faict substraction au pape Benedict XIII, mais l'empeschast de toul son povoir. » (Quicherat).
Remarques de J.B.J. Ayroles sur ce témoignage :
Maître Jean Barbin fut un des plus célèbres avocats de son temps. En
1432 il succédait comme avocat général dans les causes civiles à Juvénal des
Ursins qui, archevêque de Reims, présidait la commission devant laquelle
maitre Barbin fit sa déposition à Paris, le 30 avril 1456. Il suffit d'ouvrir
les registres du Parlement dans les dernières années de sa résidence à
Poitiers, et ensuite dans sa réintégration à Paris, pour y trouver dans maintes pages les noms de maître Barbin et de maître Rabateau.
C'est
donc un éminent homme de loi qui va rendre témoignage à la Sainte.
Jean Barbin avait vingt-trois ans lorsqu'il vit Jeanne
d'Arc à Poitiers ; il est vraisemblable qu'il faisait alors ses débuts au
Parlement.
Il constate l'enquête ordonnée par Charles VII à Domrémy.
Une érudite brochure de M. Daniel Lacombe nous fait connaître Jean
Rabateau. Né à Fontaine-le-Comte de 1370 à 1375, il était avocat général pour le criminel lorsqu'il eut l'honneur de recevoir Jeanne d'Arc dans sa
maison. Ce n'était que le milieu d'une éclatante carrière. Membre du
Grand Conseil, président de la Chambre des comptes, un des quatre présidents du Parlement, vice-chancelier, Rabateau fut un des plus
importants magistrats de l'époque; il mourut en 1451.
Maître Barbin nous dit que Jeanne reçut l'hospitalité in domo, dans la
maison de maître Jean Rabateau. Les détails qu'il donne excluent l'idée
d'hôtellerie au sens moderne du mot. Les hôtelleries n'ont pas d'oratoire
; il y en avait un chez maître Rabateau, dans lequel Jeanne aimait à se recueillir : « Multoties intrabat quamdam capellam ipsius domûs ». Il
serait également inconvenant pour un avocat général de résider dans une
hôtellerie, dans la ville où ses fonctions le fixaient d'une manière permanente.
Comment y aurait-il trouvé le calme et la dignité réclamés par ses
fonctions? C'eût été encore plus inconvenant pour Jeanne. Elle qui fuyait
les réunions et les conversations bruyantes : Frequentiam et collocutionem
multorum fastidit se serait trouvée exposée aux regards des curieux
qui n'auraient pas manqué d'affluer, attirés par le désir de voir, ne fût-ce
qu'un moment, la jeune fille qui recevait les visites de ce que Poitiers
comptait de plus marquant, et s'attribuait si merveilleuse mission.
Ceux qui donnent au mot hôtel la signification d'hôtellerie ne remarquent
pas que, dans la langue du moyen âge, il signifie indistinctement
toute demeure habitée par l'homme. L'enseigne de La Rose n'est pas non
plus une preuve. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que l'on a pensé à distinguer
les maisons par des numéros. Précédemment une ornementation, une
peinture servait à les faire connaître. Il en est encore de même dans les
bourgades et les petites villes, où les numéros ne sont pas adoptés. Il est
vrai qu'en 1493, au rapport de Bouchot dans ses Annales d'Aquitaine
(III, p. 294), Christophe Dupeyrat racontait « qu'en sa maison, il y avait
une hôtellerie où pendait l'enseigne de la Rose, où ladite Jeanne était logée ».
En 1495, plus de soixante ans s'étaient écoulés depuis que la Pucelle y était venue. Dès 1437, Rabateau est venu se fixer à Paris avec le Parlement;
il a dû vendre sa maison de Poitiers, qui a pu devenir une hôtellerie; cela suffit pour expliquer les paroles de Dupeyrat, qui aura
brouillé les choses.
Un point plus intéressant est celui de la prophétie de Marie d'Avignon,
appelée encore Marie La Gasque, et Marie Robine. Le Songe du vieil Pèlerin
composé au commencement du xve siècle, un manuscrit de la Bibliothèque
nationale (fds fr. n° 22542), la dit très simple en Dieu, très dévote et catholique créature, que le bienheureux Pierre de Luxembourg aurait par révélation fait venir des parties de Gascogne. Le manuscrit latin 1467
(f° 52) dit qu'Essech, au diocèse d'Auch, était son lieu d'origine. Le jeune
saint aurait voulu en faire un témoin particulier de sa puissance de
thaumaturge puisque, arrivée parfaitement saine, son pied fut soudainement
tordu avec grande douleur, et sa main, libre et se mouvant sans
difficulté, fut instantanément fermée et serrée. La bénédiction du pseudo
Clément VII, qui avait fait du Bienheureux mort à dix-huit ans, un évêque et un cardinal, lui rendit publiquement l'usage du pied et de la
main ; guérison dont les clémentins abusèrent singulièrement pour
soutenir la légitimité de l'antipape, alors qu'à s'en tenir au présent récit dû à un clémentin forcené, il n'y a qu'à voir l'intervention miraculeuse
du Bienheureux qui, après avoir appelé miraculeusement la pieuse fille
auprès de son tombeau, voulait sans doute la marquer pour la vocation
extraordinaire que Dieu lui assigna. Marie la Gasque est signalée par
Scipion Dupleix dans son Histoire de France, par Bodot de Juilly dans
l' Histoire de Charles VII, jusque par Rapin Thoiras dans son Histoire
d'Angleterre, où il se montre assez ignorant ou assez impudent pour
nous dire que Jeanne d'Arc ne nous est connue que par la Chronique de
Monstrelet.
Quicherat dit que la Gasque annonça à Charles VI de grands malheurs, et
le détourna de se soustraire à l'obédience du pseudo-Benoit XIII, conseil
relativement bon, car cette soustraction ne devait avoir pour effet que
de faire surgir un troisième contendant à la tiare. Ce dernier détail est
tiré du manuscrit 5734 de la Bibliothèque nationale (fds fr.).
Adressé à Charles VII par un certain Dubois, le volume, que ce n'est pas
le lieu d'apprécier, est écrit en 1438 ou 39. Or on y lit au folio 60io, comme
prédit par la Gasque, ce qui devait se réaliser plus de vingt ans après,
et échappait à toute prévision en 1439.
Si, comme roi et personne privée, Charles VII obéissait à Dieu, il
devait avoir des prospérités sans pareilles, et depuis mille ans nul prince
n'aurait été si glorieux; mais, disait Dieu par la voyante, s'il fait le contraire
de ce que je lui demande, je ne lui aiderai, ni ne serai contre lui;
mais lui laisserai accomplir ses volontés par lesquelles lui-même se détruira en abrégeant ses jours et les trames de cette vie mortelle;
mais pour ce, ne perdra-t-il la vie perdurable ; mais il n'aura pas victoire
sur les terriennes seigneuries.
La Pucelle aussi promettait, si le roi était fidèle à Dieu, un règne
d'une incomparable prospérité. Charles VII fut loin, comme personne
privée et comme roi, de faire ce que Dieu lui demandait; il n'eut pas,
en dehors de la France qu'il reconquit, agrandissement de territoire ; il accomplit ses propres volontés ; le châtiment fut bien celui qu'annonçait
Marie d'Avignon ; il se créa de telles difficultés avec son fils qu'il détruisit
ses propres jours, ne voulant plus ou même ne pouvant plus manger.
Les sentiments de repentir, de piété, de confiance en Dieu qu'il
témoigna sur son lit de mort, font espérer qu'il n'aura pas perdu la vie
perdurable, c'est-à-dire celle de l'éternelle félicité. On aime à croire
que le roi de la Pucelle, le défenseur du Pape légitime Nicolas V
contre l'antipape Félix V, malgré l'introduction de la Pragmatique
Sanction et le scandale de ses moeurs, n'aura pas été éternellement
réprouvé.
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