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Procès
de réhabilitation
Déposition
de Simon Beaucroix |
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Homme noble, Simon Beaucroix, écuyer,
clerc marié, domicilié à Paris, à l'Hôtel
Neuf (1). Il a comparu devant les seigneurs
sus-nommés, l'archevêque de Reims et l'évêque
de Paris, devant frère Thomas Vérel, des Frères
prêcheurs, professeur de sacrée théologie, délégué
pour ce en qualité de sous-inquisiteur, par frère
Jean Bréhal. Le témoin a cinquante ans environ; admis,
après serment prêté, il a été
examiné, et sous la foi de son serment, il a répondu
aux interrogations ainsi qu'il suit :
J'étais dans la ville de Chinon avec sire Jean d'Olon,
chevalier, sénéchal de Beaucaire (2),
lorsque Jeanne vint vers le roi alors dans cette ville. Après
s'être entretenue avec le prince et les membres du conseil,
elle fut confiée à la garde de d'Olon, dont je viens
de parler. De Chinon (3), Jeanne vint
en compagnie de d'Olon jusqu'à Blois, et de Blois jusqu'à
Orléans, à travers la Sologne.
J'ai bon souvenir que Jeanne ordonna à tous les guerriers
de se confesser et de se mettre en bon état, les assurant
que Dieu les aiderait, et qu'avec l'aide de Dieu, ils remporteraient
la victoire, s'ils étaient en bon état.
L'intention de Jeanne était alors que les hommes d'armes
allassent directement sur le fort ou la bastille Saint-Jean-le-Blanc,
ce qu'ils ne firent pas; mais ils allèrent en un lieu entre
Orléans et Jargeau. C'est là que les bourgeois d'Orléans
envoyèrent des bateaux pour recevoir les vivres et les introduire
dans la ville; et c'est là, qu'en effet, ils furent chargés,
et de là qu'ils furent introduits.
Les hommes d'armes ne pouvant pas passer le fleuve,
on émit l'avis qu'il fallait revenir sur ses pas, jusqu'à
Blois, parce qu'il n'y avait pas de pont plus rapproché dans
les pays obéissant au roi (4).
Jeanne en conçut une très grande peine, dans la crainte
qu'ils ne voulussent la quitter et laisser l'oeuvre incomplète.
Elle ne voulut pas rétrograder elle-même jusqu'à
Blois; mais avec deux cents lances environ, elle passa en bateaux
d'une rive à l'autre, et tous entrèrent à Orléans
par terre.
Le maréchal sire de Boussac marcha toute la nuit
pour aller chercher, à Blois, l'armée du roi. Je me
rappelle bien qu'un peu avant l'arrivée du maréchal
à Orléans, Jeanne disait à sire Jean d'Olon
que le maréchal arrivait, et qu'elle savait bien qu'il n'aurait
aucun mal.
Jeanne était dans son hôtel, lorsque soudainement
inspirée, ainsi que je le pense, elle s'écria tout
à coup : « En nom Dieu, nos gens ont beaucoup à
faire. » et elle envoya chercher son cheval, s'arma, et
courut vers le fort, ou bastille Saint-Loup, où les gens
du roi avaient dirigé une attaque contre les Anglais. Et
après que Jeanne se fut rangée parmi les assaillants,
le fort fut pris.
Le lendemain (5), les Français,
à la suite de Jeanne, allèrent à l'attaque
d'un fort du nom de Saint-Jean-le-Blanc et s'approchèrent
d'une certaine île (6). Les Anglais,
en les voyant traverser la rivière, abandonnèrent
la bastille de Saint-Jean-le-Blanc, et se retirèrent dans
un autre fort, près des Augustins (7).
Je vis en ce lieu l'armée du roi en très grand péril.
Jeanne disait : « Avançons hardiment au nom du Seigneur,
» et ceux qui étaient ainsi exposés arrivèrent
jusqu'aux Anglais, qui avaient (de ce côté) trois bastilles
ou forts. Et incontinent, sans trop de difficulté, la bastille
des Augustins fut enlevée. A la suite, les capitaines conclurent
que Jeanne rentrerait dans la ville ; ce qu'elle ne voulait pas
faire, s'écriant : « Faut-il donc abandonner nos
gens ? »
Le lendemain, l'on en vint à l'attaque du boulevard
établi au bout du pont ; il était très fort
et comme inexpugnable. Les gens du roi eurent là beaucoup
à faire; l'attaque dura tout le jour jusqu'à la nuit;
j'ai vu messire le sénéchal de Beaucaire faire rompre
le pont avec une bombarde. Le soir était arrivé et
l'on désespérait presque d'emporter la forteresse,
lorsqu'il fut dit d'apporter la bannière de Jeanne; elle
fut apportée; et l'on commença l'assaut, et immédiatement
les gens du roi à la suite de ladite bannière entrèrent
dans le fort sans grande difficulté.
Les Anglais se mirent à fuir; mais arrivés
au bout du pont, le pont rompit, et beaucoup furent noyés.
Le jour suivant, les gens du roi sortirent pour mettre les
Anglais en déroute. Ceux-ci, à cette vue, s'enfuirent;
Jeanne, les voyant tourner ainsi le dos, et les Français
les poursuivre, dit aux Français : « Laissez les
Anglais s'en aller, ne les tuez pas; qu'ils s'en aillent, leur éloignement
me suffit. »
Le même jour, les soldats du roi sortirent d'Orléans
et revinrent à Blois, où ils entrèrent le jour
même. Jeanne demeura deux ou trois jours à Blois ;
et elle vint ensuite à Tours et à Loches. C'est là
que les gens du roi se préparèrent à aller
attaquer Jargeau. Ils y vinrent, en effet, et l'emportèrent
d'assaut. Je ne sais pas les autres choses accomplies par Jeanne.
Ce que je sais bien, c'est que Jeanne était bonne
catholique, craignant Dieu. Elle se confessait très souvent,
de deux jours en deux jours; chaque semaine elle recevait le sacrement
de l'Eucharistie, il n'y avait pas de jour qu'elle n'entendit la
messe; elle exhortait les hommes de l'armée à bien
vivre et à se confesser souvent. Je me souviens bien que
tout le temps que je vécus en sa compagnie, je n'eus jamais
volonté de mal faire.
Jeanne couchait toujours avec des filles jeunes, et
ne voulait pas coucher avec des femmes âgées. Elle
avait en horreur les blasphèmes et les jurements, et elle
tançait les jureurs et les blasphémateurs. Dans l'armée,
elle n'aurait jamais voulu que quelqu'un de sa compagnie se rendit
coupable de déprédation, ne voulant jamais manger
de ce qu'elle savait être le fruit de la rapine. Un Écossais
lui ayant un jour donné à comprendre qu'elle avait
mangé d'un veau dérobé, elle en fut très
courroucée et se mit en devoir de frapper pour cela ledit
Ecossais.
Elle ne souffrait pas que des femmes de mauvaise vie
chevauchassent dans l'armée avec les guerriers ; aucune n'eût
osé y rester en sa présence ; venait-elle à
en rencontrer, elle les forçait de s'éloigner, à
moins que les hommes d'armes ne consentissent à les épouser.
En un mot, je crois qu'elle était une vraie catholique,
craignant Dieu, gardant ses commandements, obéissant dans
la mesure du possible aux préceptes de l'Eglise.
Elle était compatissante, non seulement envers
les Français, mais aussi envers les ennemis. Je sais pertinemment
ces choses, parce que j'ai longtemps vécu dans sa compagnie
et que souvent je l'aidais à s'armer.
Jeanne se plaignait et souffrait beaucoup, parce que
de bonnes femmes venaient vers elle, et lui faisaient des saluts
qui semblaient de l'adoration; ce dont elle se fâchait fort.
Je ne sais pas autre chose.

Nobilis vir Simon Beaucroix,
scutifer, clericus conjugatus, commorans Parisius in Hospitio-Novo,
testis coram præfatis dominis, Remensi archiepiscopo et Parisiensi
episcopo, ac fratre Thoma Verel, ordinis Fratrum Prædicatorum,
sacræ theologiæ professore, a præfato fratre Johanne
Brehal in hac parte subinquisitore deputato, productus, receptus,
juratus et examinatus die xx. mensis aprilis ; aetatis L annorum,
vel circiter, ut dicit.
Et primo, interrogatus quid ipse sciat deponere seu attestari
de contentis in L, II., III. et IV. articulis : dicit et deponit,
ejus medio juramento, quod ipse erat in villa de Chinon, cum domino
Johanne d'Olon, milite, senescallo Bellicadri, et in qua villa erat
dominus noster rex, quando ipsa Johanna venit erga regem. Quæ,
postquam fuit locuta cum rege et aliis de consilio regis, fuit posita
in custodia dicti d'Olon. Et de villa de Chinon ipsa Johanna venit
in societate dicti d'Olon ad villam Blesensem, et de villa Blesensi,
per Saloniam, usque ad villam Aurelianensem. Et bene recordatur
quod ipsa Johanna præcepit omnibus armatis quod confiterentur,
et quod se ponerent in bono statu, asserens quod Deus eos adjuvaret,
et quod si essent in bono statu, obtinerent victoriam cum Dei adjutorio.
Et erat ipsa Johanna pro tunc intentionis quod gentes armorum deberent
ire de directo apud fortalitium seu bastildam Sancti Johannis Albi
; quod non fecerunt, imo iverunt inter [civitatem] Aurelianensem
et Jargeau, in quodam loco ubi cives Aurelianenses miserant naves
ad recipiendum victualia et conducendum in villa Aurelianensi. Et
fuerunt posita victualia in navibus, et ducta ad villam Aurelianensem
; et quia gentes armorum transire non poterant ultra fluvium Ligeris,
aliqui dixerunt quod oportebat reverti, et ire transitum fluvium
Ligeris in villa Blesensi, quia non erat pons propinquior in obedientia
regis ; ex quo multum fuit indignata ipsa Johanna, timens ne recedere
vellent, et quod opus remaneret imperfectum. Nec voluit ipsa Johanna
ire cum aliis transitum apud villara Blesensem ; sed transivit ipsa
Johanna cum ducentis lanceis, vel circiter, per ripariam, in navibus,
et transiverunt ad aliud latus ripariæ, et intraverunt villam
Aurelianensem per terram. Et dominus marescallus de Boussac ivit
quæsitum tota nocte armatam regis, quæ erat apud villam
Blesensem. Et recordatur ipse loquens quod, modicum ante accessum
domini marescalli de Boussac ad villam Aurelianensem, psa Johanna
dicebat dicto domino Johanni d'Olon quod dictus dominus marescallus
veniebat, et quod bene sciebat quod non haberet malum. Et cum ipsa
Johanna esset in hospitio suo, ipsa, spiritu ducta, ut dicit, repente
dixit : « In nomine Domini, gentes nostræ habent multum
agere! » Et misit quæsitum suum equum, et se armavit,
et ivit versus fortalitium seu bastildam Sancti Lupi, ubi erat quædam
invasio gentium regis contra Anglicos ; et postquam ipsa Johanna
applicuit ad illam invasionem, dictum fortalitium fuit captum. Et
in crastino iverunt Gallici in societate ipsius Johannæ ad
invadendum quoddam fortalitium Sancti Johannis Albi ; et appropinquaverunt
usque ad quamdam insulam, et cum Anglici percepissent quod gentes
regis transibant aquam, dimiserunt dictam bastildam Sancti Johannis
Albi, et se retraxerunt ad aliud fortalitium, situatum apud Augustinenses,
ubi ipse loquens vidit armatam regis in maximo periculo, ipsa Johanna
dicente : « Eamus audacter, in nomine Domini. » Et pervenerunt
usque ad Anglicos, qui erant in magno periculo, et habebant tria
fortalitia seu tres bastildas. Et incontinenti sine magna difficultate
fuit capta ipsa bastilda Augustinensium ; et postmodum capitanei
concluserunt quod ipsa Johanna intraret villam Aurelianensem ; quod
tamen facere nolebat, dicendo : « Amittemus nos gentes nostras
? » Et in crastinum venerunt ad invadendum fortalitium situm
in buto pontis, quod erat multum forte et quasi inexpugnabile ;
et habuerunt gentes regis ibidem raultum agere, quia insultus duravit
per totam diem usque ad noctem ; et vidit quod dictus dominus senescallus
Bellicadri fecit disrumpere pontem cum una bombarda. Et cum jam
vespere essent et quasi desperantes de habendo hujusmodi fortalitium
seu bastildam pontis, dictum fuit quod afferretur vexillum Johannæ,
et allatum exstitit, et inceperunt invadere dictum fortalitium,
et illico, sine magna difficultate, gentes regis intraverunt cum
dicto vexillo, et Anglici inceperunt fugere, in tantum quod, dum
pervenerunt in buto pontis, pons fuit disruptus, et multi Anglicorum
fuerunt submersi. In crastino autem gentes regis iterum exiverunt
ad debellandum Anglicos qui, visis Gallicis, fugerunt ; et cum ipsa
Johanna videret eos fugientes et Gallicos eos sequentes, dixit Gallicis
: « Dimittatis Anglicos ire, nec eos occidatis. Recedant ;
sufficit mihi eorum recessus. » Et eadem die exiverunt villam
Aurelianensem et reversi sunt ad villam Blesensem, ad quam applicuerunt
eadem die. Et ibidem stetit ipsa Johanna duobus vel tribus vicibus,
et deinde fuit Turonis et à Loches, ubi gentes regis
se præparaverunt ad eundum ad villam de Jargueau ; et iverunt,
et earadem villam insultu ceperunt.
Nec aliud scit de his quæ egit ; scit tamen quod
ipsa Johanna erat bona catholica, timens Deum ; quæ sæpissime
confitebatur de duobus diebus in duos dies, et etiam qualibet septimana
recipiebat sacramentum Eucharistiæ, audiebatque missam qualibet
die, et exhortabatur armatos de bene vivendo et sæpe confitendo.
Et bene recordatur loquens quod, tempore quo conversabatur cum eadem,
nunquam habuit voluntatem male agendi.
Dicit ulterius quod ipsa Joharma semper cubabat cum
juvenibus filiabus, nec volebat cubare cum senibus mulieribus. Abhorrebat
etiam multum juramenta et blasphemias, et jurantes et blasphemantes
redarguebat ; et in exercitu nunquam voluisset quod aliqui de sua
societate deprædarent aliquid ; nam de victualibus quæ
sciebat deprædata nunquam volebat comedere. Et quadam vice
quidam Scotus dedit sibi intelligere quod ipsa comederat de uno
vitulo deprædato : de quo multum fuit irata, et voluit propter
hoc percutere dictum Scotum.
Dicit etiam quod nunquam volebat quod mulieres diffamatæ
equitarent in exercitu curn armatis : quare nulla fuisset ausa se
invenire in ipsius Johannæ societate ; sed quascumque inveniebat,
cogebat recedere, nisi ipsi armati vellent easdem in uxores ducere.
Et finaliter credit ipse loquens quod ipsa erat vera
catholica, Deum timens, et præcepta ejus custodiens, mandatis
etiam Ecclesiæ obediens pro posse ; pia etiam, non solum erga
Gallicos, sed etiam erga inimicos. Et hæc scil ipse loquens,
quia per longa tempora cum eadem conversatus est, et eam multotiens
juvabat ad armandum.
Dicit insuper quod ipsa Johanna multum dolebat et displicebat
sibi quod aliquæ bonæ mulieres veniebant ad eam, volentes
eam salutare, et videbatur quædam adoratio, de quo irascebatur.
Nec aliud scit.
Sources
:
- Présentation
et traduction : "La vraie Jeanne d'Arc, tome IV : la vierge-guerrière"
R.P Ayroles (1898) p.160.
- Texte latin : Quicherat - Procès t.III p.77.
Notes :
1 Hospitium novum est l'Hostel-Neuf, auparavant du Petit-Musc,
que Charles VI fit rebâtir. Il communiquait avec l'hôtel
de Saint-Paul ; circonstance d'où on peut induire que Simon
Beaucroix était attaché à la cour (Quicherat).
2 Beaucroix donne ici à d'Olon un titre qu'il n'a eu que
bien postérieurement aux faits qu'il raconte.
3 Il semble que le témoin n'a vu Jeanne qu'au retour de
Poitiers. C'est alors seulement que d'Olon a été
chargé de sa maison. A l'arrivée de Jeanne, d'Olon
n'était pas à Chinon.
4 Il n'y avait pas assez de vivres dans la ville.
5 C'était le surlendemain.
6 Il s'agit ici d'une île qui a disparu lors de la reconstruction
du pont d'Orléans, mais qui figure encore sur les anciens
plans sous le nom d'Ile-aux- Toiles. Dans le Journal du Siége
on l'appelle « la petite île au droit de Saint-Aignan.
» Elle joignait presque la levée de Saint-Jean-le-Blanc.
(Jollois)
7 Seulement sur la rive gauche de la Loire ; savoir le fort des
Augustins, celui des Tourelles, et celui de Saint-Privé,
à l'ouest des deux précédents. (Quicherat).
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