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Chronique de la Pucelle - index
42 - De la pucelle venue par devers le roi et des merveilles d'elle

' an mille quatre cent vingt-neuf (1), y avoit une jeune fille vers les Marches de Vaucouleurs, native d'un village nommé Domp-Remy, de l'eslection de Langres, qui est tout un avec le village de Gras, fille de Jacques Daïx (2) et d'Ysabeau, sa femme, simple villageoise, qui avoit acoustumé aucunes fois de garder les bestes ; et quand elle ne les gardoit, apprenoit à couldre, on bien filoit. Elle estoit aagée de dix-sept à dix-huict ans, bien compassée de membres, et forte ; laquelle, un jour, sans congé de pére ou de mére (non mie qu'elle ne les eust en grand honneur et révérence, et les craingnoit et doubtoit ; mais elle ne s'osoit descouvrir à eux, pour doubte qu'ils ne luy empeschassent son entreprinse), s'en vint à Vaucouleurs devers Messire Robert de Baudricourt, un vaillant chevalier tenant le party du roy ; et avoit en sa place foison gens de guerre vaillans, faisans guerre tant aux Bourguignons qu'autres tenans le party des ennemis du roy ; et luy dist Jeanne simplement les paroles qui s'ensuivent : "Capitaine messire, sçachez que Dieu, despuis aucun temps en çà, m'a plusieurs fois faict à sgavoir et commandé que j'allasse devers le gentil Dauphin, qui doibt estre et est vray roy de France ; et qu'il me baillast des gens d'armes, et que je léverois le siége d'Orléans, et le mènerois sacrer à Reims." Lesquelles choses Messire Robert réputa à une moquerie et dérision, s'imaginant que c'estoit un songe ou fantaisie ; et luy sembla qu'elle seroit bonne pour ses gens, à eux esbattre en pesché ; et y eut aucuns qui avoient volonté d'y essayer ; mais aussi tost qu'ils la voyoient, ils estoient refroidis et ne leur en prenoit volonté.
  Elle pressoit tousjours instamment ledict capitaine qu'il l'envoyast vers le roy ; et luy fist avoir habillemens d'homme, et cheval et compaignons à la conduire ; et entre autres choses luy dist : "En nom Dieu, vous mettez trop à m'envoyer ; car aujourdhuy le gentil Daulphin a eu assez près d'Orléans un bien grand dommaige, et sera il encore taillé de l'avoir plus grand, si ne m'envoyez bien tost vers lui." Lequel capitaine mist lesdictes paroles en sa mémoire et imagination, et sceut depuis que ledict jour fut quand le connestable d'Escosse et le seigneur d'Orval furent desconfits par les Anglois (3). Et estoit ledict capitaine en grand pensée qu'il en feroit ; si délibéra et conclud qu'il l'envoyeroit ; et luy fist faire robe et chaperon à homme, gipon, chausses à attacher, houseaux et esperons, et luy bailla un cheval et un varlet, puis ordonna a deux gentilhommes du pays de Champaigne, qu'ils la voulussent conduire : l'un des gentilshommes, nommé Jean de Metz, et l'autre Bertrand de Pelonge ; lesquels en feirent grand difficulté, et non sans cause ; car il failloit qu'ils passassent par les dangers et périls des ennemis. Ladicte Jeanne congneut bien la crainte et doubte qu'ils faisoient ; si leur dist : "En nom Dieu, menez-moi devers le gentil Daulphin, et ne faictes doubte, que vous ne moy n'aurons aucun empeschement." Et est à sçavoir qu'elle n'appella le roy que Daulphin jusques ce qu'il fust sacré. Et lors lesdicts compagnons conclurent qu'ils la méneroient vers le roy, lequel estoit lors à Chinon.
  Si se partirent et passérent par Auxerre et plusieurs autres villes, villages et passages de pays des ennemis, et aussi par les pays obéissans au roy, où régnoient toutes pilleries et roberies, sans ce qu'ils eussent ou trouvassent aucuns empeschements, et vindrent jusques en la ville de Chinon. Eux mesmes disoient qu'ils avoient passé aucunes rivieres à gué bien profondes, et passages renommés périlleux, sans quelconque inconvénient, dont ils estoient esmerveillez. Eux arrivés en ladicte ville de Chinon [le 6 mars], le roy manda les gentilshommes qui estoient venus en sa compaignée, et les feit interroger en sa présence ; lesquels ne sceurent que dire sinon ce qui est récité cy dessus.

  Si eut le roy et ceux de son conseil grand doubte si ladicte Jeanne parleroit au roy ou non, et si il la feroit venir devers lui ; sur quoy y eut diverses opinions et imaginations, et fut conclud qu'elle verroit le roy. Ladicte Jeanne fut amenée en sa présence, et dist qu'on ne la déceust point, et qu'on luy monstrast celuy auquel elle debvoit parler. Le roy estoit bien accompaigné, et combien que plusieurs faingnissent qu'ils fussent le roy, toustesfois elle s'adressa à luy assez plainement, et luy dist que Dieu l'envoyoit là pour lui ayder et secourir ; et qu'il luy baillast gens, et elle léveroit le siége d'Orléans, et si le méneroit sacrer à Reims ; et que c'estoit le plaisir de Dieu que ses ennemis les Anglois s'en allassent en leurs pays ; que le royaume lui debvoit demeurer ; et que si ils ne s'en alloient, il leur mescherroit.

  Après ces choses ainsi faictes et dictes, on la fist remener en son logis, et le roy assembla son conseil pour sçavoir qu'il avoit à faire : où estoit l'archevesque de Reims, son chancelier (3), et plusieurs prélats, gens d'église et laïcs. Si fut advisé que certains docteurs en théologie parleroient a elle et l'examineroient, et aussi avec eux canonistes et légistes ; et ainsi fut faict. Elle fut examinée et interrogée par diverses fois et diverses personnes : dont estoit chose merveilleuse comme elle se portoit en son faict, et ce qu'elle disoit luy estre chargé de par de Dieu, comme elle parloit grandement et notablement, veu que en autres choses elle estoit la plus simple bergère que on veit onques. Entre autres choses, on s'esbahissoit comme elle dist à Messire Robert de Baudricourt, le jour de la bataille de Rouvray, autrement dicte des Harens, ce qui estoit advenu ; et aussi de la maniére de sa venue, et comme elle estoit arrivée sans empeschement jusques à Chinon.

  Un jour elle voulut parler au roy en particulier, et luy dist : "Gentil Daulphin, pourquoy ne me croyez-vous ? Je vous dis que Dieu a pitié de vous, de vostre royaume, et de vostre peuple ; car sainct Louys et Charlemaigne sont à genoux devant luy, en faisant priére pour vous ; et je vous diray, s'il vous plaist, telle chose, qu'elle vous donnera à congnoistre que me debvez croire." Toutesfois elle fut contente que quelque peu de ses gens y fussent, et en la présence du duc d'Alençon, du seigneur de Trèves (5), de Christofle de Harcourt, et de Maistre Gérard Machet, son confesseur (6), lesquels il fist jurer, à la requeste de ladicte Jeanne, qu'ils n'en révéleroient ny diroient rien, elle dist au roy mie chose de grand conséquence, qu'il avoit faicte, bien secréte dont il fut fort esbahy, car il n'y avoit personne qui le peust sçavoir, que Dieu et luy. Et dés lors fut comme conclud que le roy essayeroit à exécuter ce qu'elle disoit. Toutesfois il advisa qu'il estoit expédient qu'on l'amenast à Poitiers, où estoit la Court de parlement, et plusieurs notables clercs de théologie, tant séculiers comme réguliers ; et que luy mesmes iroit jusques en ladicte ville. Et de faict le roy y alla ; et faisoit amener et conduire ladicte Jeanne ; et, quand elle fut comme au milieu du chemin, elle demanda où on la menoit ; et il luy fut respondu que c'estoit à Poitiers. Et lors elle dist : "En nom Dieu, je sçay que je y auray bien affaire ; mais Messires m'aydera ; or allons, de par Dieu."
  Elle fut donques amenée en la cité de Poitiers, et logée en l'hostel d'un nommé Maistre Jean Rabateau, qui avoit espousé une bonne femme : auquel on la bailla en garde. Elle estoit tousjours en habit d'homme, ny n'en vouloit autre vestir. Si fist on assembler plusieurs notables docteurs en théologie et autres, bacheliers, lesquels entrérent en la salle où elle estoit ; et quand elle les void, s'alla seoir au bout du banc et leur demanda qu'ils vouloient. Lors fut dict par la bouche d'un d'eux qu'ils venoient devers elle pource qu'on disoit qu'elle avoit dict au roy que Dieu l'envoyoit vers luy ; et monstrérent par belles et douces raisons qu'on ne la devoit pas croire. Ils y furent plus de deux heures, où chascun d'eux parla sa fois ; et elle leur respondit : dont ils estoient grandement esbahis, comme une si simple bergére, jeune fille, pouvoit ainsi prudemment respondre. Et entre les autres, y eut un carme, docteur en théologie, bien aigre homme, qui luy dist que la Saincte Escriture deffendoit d'adjouster foy à telles paroles, si on ne monstroit signe ; et elle respondit plainement qu'elle ne vouloit pas tenter Dieu, et que le signe que Dieu luy avoit ordonné, c'estoit lever le siége de devant Orléans et de mener le roy sacrer à Reims; qu'ils y vinssent, et ils le verroient : qui sembloit chose forte et comme impossible, veue la puissance des Anglois, et que d'Orléans ny de Blois jusques à Reims, n'y avoit place françoise. Il y eut un autre docteur en théologie, de l'ordre des frères prescheurs, qui luy va dire : "Jeanne, vous demandez gens d'armes, et si dictes que c'est le plaisir de Dieu que les Anglois laissent le royaume de France et s'en aillent en leur pays. Si cela est, il ne fault point de gens d'armes, car le seul plaisir de Dieu les peut desconfire, et faire aller en leur pays." A quoy elle respondit qu'elle demandoit gens, non mie en grand nombre, lesquels combatroient, et Dieu donneroit la victoire. Après laquelle response faicte par icelle Jeanne, les théologiens s'assemblèrent, pour veoir ce qu'ils conseilleroient au roy ; et conclurent sans aucune contradiction, combien que les choses dictes par ladicte Jeanne leur sembloient bien estranges, que le roy s'y debvoit fier, et essayer à exécuter ce qu'elle disoit.

  Le lendemain y allèrent plusieurs notables personnes, tant de présidens et conseillers de Parlement, que autres de divers estats ; et avant qu'ils y allassent, ce qu'elle disoit leur sembloit impossible à faire, disans que ce n'estoit que resveries et fantaisies ; mais il n'y eut celuy, quand il en retournoit et l'avoit ouye, qui ne dist que c'estoit une créature de Dieu ; et les aucuns, en retournant, pleuroient à chaudes larmes. Semblablement y furent dames, damoiselles et bourgeoises, qui luy parlèrent, et elle leur respondit si doucement et gracieusement, qu'elle les faisoit pleurer. Entre les autres choses, ils luy demandèrent pourquoy elle ne prenoit habit de femme et elle leur respondit : "Je croy bien qu'il vous semble estrange, et non sans cause ; mais il fault, pour ce que je me doibs armer et servir le gentil Daulphin en armes, que je prenne les habillemens propices et nécessaires à ce ; et aussi quand je seroie entre les hommes, estant en habit d'homme, ils n'auront pas concupiscence charnelle de moi ; et
me semble qu'en cest estat je conserveray mieulx ma virginité de pensée et de faict."
  Pour le temps de lors, on faisoit grand diligence d'assembler vivres, et spécialement blez, chairs salées et non salées, pour essayer à les mener dedans la ville d'Orléans. Si fut délibéré et conclud qu'on esprouveroit ladicte Jeanne sur le faict desdicts vivres ; et luy furent ordonnez harnois, cheval et gens ; et luy fut spécialement baillé pour la conduire et estre avec elle, un bien vaillant et notable escuyer, nommé Jehan d'Olon, prudent et sage, et pour paige, un bien gentil homme, nommé Louys de Comtes, dict Imerguet, avec autres varlets et serviteurs. Durant ces choses, elle dist qu'elle vouloit avoir une espée qui estoit à Saincte Catherine du Fierbois, où il y avoit en la lame, assez près du manche, cinq croix. On lui demanda si elle l'avoit oncques veue, et elle dist que non ; mais elle sçavoit bien qu'elle y estoit. Elle y envoya, et n'y avoit personne qui sceust où elle estoit ny que c'estoit. Toutesfois, il y en avoit plusieurs qu'on avoit autresfois données à l'église, lesquelles on fist toutes regarder, et on en trouva une toute enrouillée, qui avoit lesdictes cinq croix. On la luy porta, et elle dist que c'estoit celle qu'elle demandoit. Si fut fourbie et bien nettoyée, et luy fist on faire un beau fourreau tout parsemé de fleurs de lys (7).
  Tant que ladicte Jeanne fut à Poitiers, plusieurs gens de bien alloient tous les jours la visiter, et tousjours disoit de bonnes paroles. Entre les autres, y eut un bien notable homme, maistre des requestes de l'hostel du roy (8), qui luy dist : "Jeanne, on veult que vous essayez à mettre les vivres dedans Orléans ; mais il semble que ce sera forte chose, veues les bastilles qui sont devant, et que les Anglois sont forts et puissants.".
  "En nom Dieu, dist-elle, nous les mettrons dedans Orléans à nostre aise ; et si n'y aura Anglois qui saille, ne qui face semblant de l'empescher."

  Elle fut armée et montée à Poitiers ; puis s'en partit ; et en chevauchant, portoit aussi gentilement son harnois, que si elle n'eust faict autre chose tout le temps de sa vie. Dont plusieurs s'esmerveilloient ; mais bien davantage les docteurs, capitaines de guerre et autres, des responses qu'elle faisoit, tant des choses divines que de la guerre. Le roy avoit mandé plusieurs capitaines pour conduire et estre en la compaignée de ladicte Jeanne, et entre autres, le mareschal de Rays, Messire Ambroise de Loré et plusieurs autres, lesquels conduirent ladicte Jeanne jusques en la ville de Blois. (9)

   

                                                         

  En l'an mil quatre cent vingt-neuf, il y avait, vers les marches de Vaucouleurs, une jeune fille, native d'un pays nommé Domrémy, qui est tout un avec le village de Gras (Greux), de l'élection de Langres. Elle était fille de Jacques Darc et d'Ysabeau sa femme. C'était une simple villageoise, qui avait coutume de garder quelquefois les bêtes, et quand elle ne les gardait pas, de s'exercer à coudre, ou bien elle filait. Elle était âgée de dix-sept à dix-huit ans, bien compassée de membres et forte.
  Sans congé ni de père ni de mère (ce n'est pas qu'elle ne leur portât grand honneur et révérence, elle les craignait et respectait, mais elle n'osait se découvrir à eux par peur qu'ils n'empêchassent son entreprise), un jour elle s'en vint à Vaucouleurs devers messire Robert de Baudricourt, un vaillant chevalier tenant le parti du roi, et ayant en sa place de Vaucouleurs foison de gens de guerre vaillants, faisant guerre tant aux Bourguignons qu'à tous autres tenant le parti des ennemis du roi ; et Jeanne lui dit simplement les paroles qui s'ensuivent: « Capitaine messire, sachez que Dieu, depuis quelque temps déjà, m'a fait plusieurs fois savoir et commandé que j'allasse devers le gentil Dauphin, qui doit être et est vrai roi de France ; et qu'il me baillât des gens d'armes, et que je lèverais le siège d'Orléans, et le mènerais sacrer à Reims ». Messire Robert réputa ces choses moqueries et dérision, s'imaginant que c'était rêve ou fantaisie; et il lui sembla qu'elle serait bonne pour servir de honteux ébats à ses gens ; et quelques-uns avaient la volonté d'en faire l'essai ; mais sitôt qu'ils la voyaient, ils étaient refroidis et n'en avaient plus le vouloir.
  Elle pressait toujours instamment ledit capitaine de l'envoyer vers le roi, de lui faire avoir habillements d'homme, cheval et compagnons pour la conduire, et, entre autres choses, elle lui dit un jour : « En nom Dieu, vous tardez trop à m'envoyer; car aujourd'hui le gentil Dauphin a eu assez près d'Orléans un bien grand dommage; et encore sera-t-il taillé de l'avoir plus grand, si vous ne m'envoyez bientôt vers lui ». Le capitaine mit lesdites paroles en sa mémoire et imagination, et sut après que ledit jour avait été, quand le connétable d'Écosse et le seigneur d'Orval furent déconfits (10) par les Anglais; et ledit capitaine était en grande pensée sur ce qu'il ferait; il délibéra et conclut qu'il l'enverrait. Il lui fit faire vêtements et chaperon d'homme, gippon, chausses à attacher, houseaux et éperons (11), et lui bailla un cheval et un varlet; puis il ordonna à deux gentilshommes du pays de Champagne qu'ils la voulussent conduire ; l'un se nommait Jean de Metz et l'autre Bertrand de Pélonge; lesquels en firent grande difficulté et non sans cause ; car il leur fallait passer au milieu des périls et des dangers des ennemis. Ladite Jeanne, connaissant bien leur crainte et les difficultés qu'ils faisaient, leur dit: « En nom Dieu, menez-moi vers le gentil Dauphin, et n'ayez nul doute; ni vous, ni moi n'aurons aucun empêchement ». Et il faut savoir qu'elle ne donna au roi que le nom de Dauphin jusqu'à ce qu'il fût sacré. Et lors lesdits compagnons conclurent qu'ils la mèneraient vers le roi,
qui lors était à Chinon.

  Ils partirent, et passèrent par Auxerre et par plusieurs autres villes, villages et passages du pays des ennemis; ils passèrent aussi par les pays obéissants au roi, où régnaient les pillards et les voleurs de grand chemin, sans avoir, ni trouver aucun empêchement, et ils vinrent jusques en la ville de Chinon. Eux-mêmes disaient qu'ils avaient traversé à gué des rivières bien profondes et des passages réputés bien périlleux, sans inconvénient quelconque ; ce dont ils étaient émerveillés. Arrivés en ladite ville de Chinon, le roi manda les gentilshommes qui étaient venus en la compagnie de la jeune fille, et les fit interroger en sa présence; ils ne surent que dire ce qui est rapporté ci-dessus.
  Le roi et ceux de son conseil ne savaient si ladite Jeanne devait être admise à parler au roi, ou non, et s'il la devait faire venir vers lui ; sur quoi il y eut diverses opinions et divers avis ; et il fut conclu qu'elle verrait le roi. Ladite Jeanne fut amenée en sa présence, et elle dit qu'on ne la déçût pas, et qu'on lui montrât celui auquel elle devait parler. Le roi était bien accompagné, et quoique plusieurs feignissent d'être le roi, toutefois elle s'adressa à lui très directement (12); et elle lui dit que Dieu l'envoyait en ce lieu pour l'aider et le secourir; qu'il lui baillât des gens et qu'elle lèverait le siège d'Orléans, et de là le mènerait sacrer à Reims ; que c'était le plaisir de Dieu que les Anglais s'en allassent en leur pays ; et que s'ils ne s'en allaient, il leur en arriverait malheur.
  Ces choses ainsi faites et dites, on la fit ramener en son logis, et le roi assembla son conseil pour savoir ce qu'il avait à faire. A ce conseil se trouvaient l'archevêque de Reims, son chancelier, et plusieurs prélats, des gens d'Eglise et des laïques. Il fut arrêté que quelques docteurs en théologie l'entretiendraient et l'examineraient, et qu'il y aurait avec eux des canonistes et des légistes ; et ainsi il fut fait. Elle fut examinée et interrogée par diverses fois et par diverses personnes : et c'était chose merveilleuse comment elle se comportait en son fait; et quand elle parlait de ce dont elle était chargée de par Dieu, comme elle parlait grandement et notablement, vu qu'en autres choses, elle était la plus simple bergère qu'on vît jamais. Entre autres choses, on s'ébahissait comme elle avait dit à messire Robert de Baudricourt, le jour de la bataille de Rouvray, autrement dite des Harengs, ce qui était advenu; et aussi de la manière de sa venue, et comme elle était arrivée sans empêchement jusques à Chinon.
  Un jour, elle voulut parler au roi en particulier, et elle lui dit : « Gentil Dauphin, pourquoi ne me croyez-vous pas? Je vous dis que Dieu a pitié de vous, de votre royaume, et de votre peuple ; car saint Louis et Charlemagne sont à genoux devant lui, en faisant prière pour vous ; et je vous dirai, s'il vous plaît, telle chose, qu'elle vous donnera à connaître que vous me devez croire. » Toutefois elle fut contente que quelques-uns de ses
gens y fussent présents ; et là, en la présence du duc d'Alençon, du seigneur de Trêves, de Christophe de Harcourt, et de Gérard Machet, confesseur du roi, qui, à la requête de Jeanne, jurèrent qu'ils n'en révéleraient et n'en diraient rien, elle dit au roi une chose de grande conséquence, qu'il avait faite, bien secrète; ce dont il fut fort ébahi, car il n'y avait personne qui le pût savoir, si ce n'est Dieu et lui ; et, dès lors, il fut conclu que le roi essayerait d'exécuter ce qu'elle disait.

  Toutefois le roi pensa qu'il était expédient qu'on l'amenât à Poitiers, où étaient la cour du parlement, et plusieurs notables maîtres en théologie, tant séculiers que réguliers ; et il décida qu'il irait lui-même en ladite ville. Et, de fait, le roi y alla, faisant amener et conduire ladite Jeanne; et quand elle fut comme au milieu du chemin, elle demanda où on la menait, et il lui fut répondu que c'était à Poitiers. Et lors elle dit: « En nom Dieu, je sais que j'y aurai bien à faire ; mais Messire m'aidera. Or allons de par Dieu. »
  Elle donc amenée en la cité de Poitiers, elle fut logée en l'hôtel d'un nommé maître Jean Rabateau, mari d'une honnête femme, à laquelle elle fut donnée en garde. Elle était toujours en habit d'homme et n'en voulait vêtir d'autre. On convoqua plusieurs notables docteurs en théologie et autres, des bacheliers, qui entrèrent en la salle où elle était ; et quand elle les vit elle alla s'asseoir au bout du banc et leur demanda ce qu'ils voulaient. Il lui fut répondu par la bouche de l'un d'eux qu'ils venaient devers elle, parce qu'on disait qu'elle s'était présentée au roi comme envoyée par Dieu vers lui ; et ils lui montrèrent par de belles et douces raisons qu'on ne devait pas la croire. Ils y furent pendant plus de deux heures où chacun parla à son tour ; et elle leur répondit de telle sorte qu'ils étaient grandement ébahis comment une si simple bergère, une jeune fille, pouvait si prudemment répondre.
  Entre les autres, il y eut un Carme, docteur en théologie, bien aigre homme, qui lui dit que la sainte Écriture défendait d'ajouter foi à telles paroles, si elle ne montrait pas des signes ; elle répondit aussitôt qu'elle ne voulait pas tenter Dieu, et que le signe que Dieu lui avait ordonné, c'était de lever le siège de devant Orléans et de mener sacrer le roi à Reims ; qu'ils y vinssent et qu'ils le verraient; ce qui semblait chose forte et comme impossible, vu la puissance des Anglais, et que d'Orléans et de Blois jusqu'à Reims, il n'y avait place française. Il y eut un autre docteur en théologie, de l'ordre des Frères prêcheurs, qui lui dit: « Jeanne, vous demandez des hommes d'armes, et vous dites en même temps que c'est le plaisir de Dieu que les Anglais laissent le royaume de France, et s'en aillent dans leur pays. Si cela est, il ne faut pas de gens d'armes, car le seul plaisir de Dieu peut les déconfire, et les faire aller en leur pays. » A quoi elle répondit qu'elle demandait des gens, mais nullement en grand nombre, qu'ils combattraient et que Dieu donnerait la victoire.
  Après cette réponse faite par Jeanne, les théologiens s'assemblèrent pour voir ce qu'ils avaient à conseiller au roi ; ils conclurent, sans qu'un seul y contredît, que, bien que les choses dites par ladite Jeanne leur parussent bien étranges, le roi devait cependant s'y fier, et essayer d'exécuter ce qu'elle disait.
  Le lendemain allèrent vers elle plusieurs notables personnes, présidents et conseillers du parlement et autres de divers états ; et avant d'y aller, ce qu'elle disait leur paraissait impossible à faire, disant que ce n'était que rêveries et fantaisies; mais il n'y en eut pas un, quand il s'en retournait et l'avait ouïe, qui ne dît que c'était une créature de Dieu; et quelques-uns en retournant pleuraient à chaudes larmes. Semblablement y furent dames, demoiselles et bourgeoises qui lui parlèrent, et elle leur répondait si doucement et si gracieusement qu'elle les faisait pleurer.
  Entre plusieurs autres choses, elles lui demandèrent pourquoi elle ne prenait pas habit de femme, et elle leur répondit : « Je crois bien que cela vous semble étrange, et ce n'est pas sans cause ; mais il faut, puisque je me dois armer et servir le gentil Dauphin en armes, que je prenne des habits propices et nécessaires pour cela; et aussi quand je serai entre les hommes, avec des habits d'homme, ils n'auront pas concupiscence mauvaise à mon sujet, et il me semble qu'en cet état je conserverai mieux ma virginité de pensée et de fait ».
  Pendant ce temps, on faisait grande diligence pour assembler des vivres, et spécialement des blés, des chairs salées et non salées, afin d'essayer de les mener dedans la ville d'Orléans. Il fut délibéré et conclu qu'on éprouverait ladite Jeanne sur le fait desdits vivres; et on ordonna pour elle harnois, cheval et gens ; et lui fut spécialement baillé pour la conduire et être à sa suite un bien vaillant et notable écuyer, nommé Jean d'Aulon, prudent et sage ; et pour page lui fut assigné un bien gentil homme, nommé Louis de Coutes, dit Imerguet, avec d'autres varlets et serviteurs.
  Durant ces préparatifs, elle dit qu'elle voulait avoir une épée qui était à Sainte-Catherine-de-Fierbois, portant cinq croix en la lame, assez près du manche. On lui demanda si elle Pavait jamais vue, et elle dit que non, mais qu'elle savait bien qu'elle y était. Elle y envoya, et il n'y avait personne qui sût où elle était, ni si elle y était. Toutefois il y en avait plusieurs qu'on avait autrefois données à l'église, lesquelles on fit toutes regarder ; et on en trouva une toute rouillée, qui avait lesdites cinq croix. On la lui porta, et elle dit que c'était celle qu'elle demandait. Elle fut fourbie et bien nettoyée, et on lui fit faire un beau fourreau tout parsemé de fleurs de lis.
  Tant que Jeanne fut à Portiers, plusieurs gens de bien allaient tous les jours la visiter, et toujours elle disait de bonnes paroles. Entre les autres, il y eut un bien notable homme, maître des requêtes de l'hôtel du roi qui lui dit: « Jeanne, on veut que vous essayiez de mettre les vivres dedans Orléans; mais il semble que ce sera forte chose, vu les bastilles qui sont devant, et vu que les Anglais sont forts et puissants. — En nom Dieu, dit-elle, nous les mettrons dedans à notre aise; et il n'y aura pas Anglais qui saille de ses bastilles, ni qui fasse semblant de l'empêcher. »

  Elle fut armée et montée à Poitiers ; puis elle s'en partit. Et en chevauchant elle portait son harnois (13) aussi gentiment que si elle n'eût fait autre chose tout le temps de sa vie; ce dont plusieurs s'émerveillaient; mais plus que tous les autres, les docteurs, capitaines de guerre et autres, s'émerveillaient des réponses qu'elle faisait tant des choses divines que de la guerre. Le roi avait mandé plusieurs capitaines pour faire la conduite et être en la compagnie de ladite Jeanne, et entre autres le maréchal de Rais, messire Antoine Loré, et plusieurs autres, lesquels conduisirent ladite Jeanne jusques en la ville de Blois.


               
                                  


Source : édition Vallet de Viriville.
Mise en Français moderne : J-B-J Ayroles "La vraie Jeanne d'Arc - tome III - p.66

Notes :
1 Pâques le 27 mars

2 Le père de Jeanne s'appelait Jacques Darc (voir la famille de Jeanne)

3 La journée des harengs (le 12 février 1429 à Rouvray)

4 Regnault de Chartres, archevêque de Reilms et chancelier de France.

5 Robert Le Maçon, seigneur de Trèves en Anjou.

6 Confesseur du Roi.

7 Tout ce chapitre jusqu'ici se retrouve dans le Journal du Siège.

8 Guillaume Cousinot de Montreuil, l'auteur de cette chronique selon Vallet de Viriville.

9 Tout ce chapitre et l'ensemble de la présente chronique a été copiée ou compilée par Jean Chartier

10 Déconfits : taillés en pièces. On emploie encore le mot "déconfiture".

11 Voir ce dossier : "Les vêtements de Jeanne"

12 Assez plainement. Dans la langue du moyen âge, assez, assay a souvent l'acception de très, fort, beaucoup. Plainement signifie aussi directement, de plano.
Voy. LACURNE DE SAINTE-PALAY, Glossaire.

13 Harnois : équipement.



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